Depuis un quart de siècle, la question des différents canaux d’interaction entre la République populaire de Chine et le reste du monde retient de plus en plus l’attention des observateurs, voire du grand public, en Occident. Il s’agit bien sûr de la part qu’elle prend dans le commerce international et dans l’économie mondiale, des projets d’infrastructure qui la projettent sur tous les continents, de l’évolution de ses forces militaires, de l’action de ses diplomates au sein, ou en parallèle, des grandes organisations internationales. Mais il s’agit aussi des multiples manifestations de son soft power, qu’il s’agisse de la multiplication des instituts Confucius ou de l’organisation d’événements internationaux de prestige.
C’est à la « préhistoire » de cet activisme culturel militant que le remarquable travail de Cyril Cordoba introduit le lecteur en analysant de manière particulièrement fine un cas spécifique, celui des relations culturelles de la République populaire de Chine et de la Suisse de la proclamation de la RPC en 1949 aux événements de Tien An Men en 1989.
L’auteur part d’un constat : bien que la Suisse ait été un des premiers pays occidentaux à reconnaître la RPC, elle n’en reste pas moins fondamentalement réticente vis-à-vis du nouveau régime. La réaction chinoise face à cette situation est de développer de multiples canaux alternatifs « pour mettre en place des échanges politiques et culturels avec des interlocuteurs qu’ils ont eux-mêmes choisis ». Le discours officiel chinois met l’accent sur le développement de « l’amitié entre les peuples » et, en Suisse comme ailleurs, se mettent en place des associations spécifiques pour concrétiser cet objectif. Qui sont les membres de ces associations ? Quel est leur rôle politique ? Quels sont leurs relations avec les autorités chinoises ? Comment ont-ils été perçus par les autorités suisses ? Autant de questions que Cyril Cordoba traite en profondeur.
La documentation qu’il mobilise est particulièrement impressionnante. Outre une bibliographie de plus de 60 pages, c’est le très large éventail de ses sources qui doit retenir l’attention, mobilisant les ressources non seulement des Archives fédérales suisses, mais également de 18 autres centres d’archives et bibliothèques en Suisse, en Chine, aux Etats-Unis, en France et en Belgique, auxquelles s’ajoutent des entretiens avec 18 acteurs et témoins directs, des sources publiées et des ressources électroniques.
Après une ample remise en contexte et une intéressante analyse de l’état de l’art, il structure son propos en trois parties.
La première, en trois chapitres, s’intéresse aux échanges mis en place entre le Suisse et la RPC durant la Guerre froide, aux obstacles, malentendus et incompréhensions rencontrés. Elle évoque également les réussites culturelles suisses en Chine et les modalités de renforcement de la visibilité chinoise en Suisse.
La deuxième analyse, à nouveau en trois chapitres, décrit l’émergence, puis l’efflorescence et enfin le déclin des milieux pro-chinois en Suisse. Elle met en outre en évidence les liens de l’évolution de ces cercles et associations avec les soubresauts de la politique chinoise.
Quant à la troisième partie, à mon sens la plus passionnante, elle se penche sur les hommes et les femmes qui constituent le noyau de ces groupes d’amitié sino-helvétiques. C’est d’abord des modalités de réception et d’intériorisation de la pensée de Mao Tsé Toung dont il est question. Les voyages en Chine, leur organisation, leur déroulement et leur fonction retiennent ensuite l’attention. Enfin, au dernier chapitre, c’est l’action de l’auteure sino-belge Han Suyin qu’il analyse.
Du point de vue méthodologique, il faut souligner la variété des points de vue utilisés. Tantôt, il se place au sommet de la hiérarchie des intervenants, mobilisant notamment les témoignages des diplomates et les archives officielles, notamment de la police et de la sureté de l’État. Mais à d’autres moments, c’est directement le terrain du militantisme qu’il arpente, interrogeant un certain nombre d’acteurs, identifiant leurs motivations de l’époque et la manière dont ils relisent, ou reconstruisent, leur expérience à distance de plusieurs décennies. Il est à noter que les identités de ces témoins de terrain sont remplacées par des pseudonymes, ce qui n’est sans doute pas sans signification et mérite dès lors d’être relevé.
Dans le même registre, il est à souligner que l’auteur ne fait pas l’impasse sur quelques éléments de comparaisons puisés hors de Suisse, notamment en Belgique, mais aussi en Suède et en Grande-Bretagne.
Au terme de son parcours, quels éléments met-il en lumière ?
D’abord le fait que, contrairement à d’autres situations nationales, ces militants et les organisations qui les rassemblent restent éloignés de tout cercle de pouvoir, que ce dernier soit politique ou économique. Cette marginalisation est une constante pour la période et ne se modifiera, temporairement, qu’après la très relative ouverture des années 1980.
Ensuite c’est l’impact étonnant des prises de position internationales de la RPC sur l’attitude des militants prochinois, qui semblent restreindre volontairement leur liberté d’expression pour les contraindre à s’aligner sur les dogmes de la propagande chinoise. Loin d’être des acteurs de « transferts culturels entre la Suisse et la RPC », c’est bien d’une propagande « grise », c’est-à-dire ni cachée, ni proclamée, mais sous-jacente, dont ils sont les acteurs. Ce qui pose naturellement la question du sens à donner à la notion omniprésente « d’amitié avec la Chine ».
Enfin, à bien y regarder, et ce pourrait être le fil rouge de l’ouvrage, c’est la mise en place d’un système clientéliste qui, sans mettre en doute les motivations politiques ou humanistes des militants pas plus que leur sincérité ou leur altruisme, se laisse percevoir. Ce qui impose de s’interroger sur le type de gratification engrangé par ces protagonistes : « prestige, pouvoir, estime, considération... » La question se pose d’autant plus que, contrairement à la Suède, à la France, ou à la Belgique – où la reine Elisabeth effectue, en 1961, au grand dam du gouvernement et de son petit-fils, le roi Baudouin, un voyage très médiatisé en RPC -, aucune personnalité publique d’envergure ne s’impose dans le paysage suisse comme « amie de la Chine ».
Mais, comme le souligne Cyril Cordoba lui-même, d’autres questions pourraient être traitées et enrichir l’analyse, notamment quant au rôle des femmes dans ces relations entre la Chine et la Suisse, que ce soit au niveau officiel ou dans la nébuleuse des « amis de la Chine ».
Enfin, l’analyse de ce passé proche rédigée d’une main de maître par Cyril Cordoba offre une multitude de pistes de recherche pour tisser des liens entre la situation postérieure à 1989 et un présent pétri d’incertitude.