Alors que notre époque est tiraillée entre le vœu – souvent pieu – de l’interdisciplinarité et la tendance – qui va se renforçant – à l’hyperspécialisation, il est assez salutaire de se pencher sur les dynamiques de circulation et de différenciation des savoirs à l’œuvre à la Renaissance. Cette période constitue en effet un terrain d’observation privilégié : caractérisée par une éthique de la connaissance humaniste propre à l’« honnête homme » qui embrasse large et s’embarrasse peu de frontières, elle est néanmoins déjà engagée dans des processus de territorialisation des disciplines et donc de fragmentation du savoir. C’est un ensemble de cas spécifiques, parfois très pointus, dans lesquels des recompositions des formes de connaissances sont observables, qui constitue l’objet des seize contributions à ce volume.
Les éditeurs ont fait le choix de structurer cet ensemble en quatre parties (Contraintes et mises en ordre ; Affirmations ; Résistances et négociations ; Hybridation), comme s’il fallait refléter dans la table des matières de ce volume les phénomènes de « mise en ordre » qu’analysent certains des textes qui le composent. Cette répartition a cependant quelque chose d’artificiel tant l’image qui ressort des différentes contributions tend plutôt à démontrer le caractère foisonnant des évolutions épistémologiques qui y sont mises en lumière. Un rapide inventaire à la Prévert des thématiques qui traversent l’ouvrage paraît plus approprié pour rendre compte du large éventail des réalités et des mutations analysées.
Plusieurs contributions étudient ainsi la manière dont l’organisation des savoirs, telle qu’elle est pensée à la Renaissance, se matérialise et se transforme dans les catalogues de livres (par exemple ceux que les imprimeurs destinent aux foires), les bibliographies ou l’organisation spatiale des bibliothèques institutionnelles ou privées (Isabelle Pantin, Anne-Marie Cheny, Violaine Giacomotto-Charra, Oury Goldman, Myriam Marrache-Gouraud).
D’autres recourent à la métaphore de l’atlas pour donner à voir comment se mettent en place des cartographies des différentes formes de connaissance (diagramme arborescent, disposition tabulaire ou circulaire) qui permettent de cristalliser les rapports de distinctions, de dépendance ou de hiérarchie qui lient ou différencient les disciplines entre elles. Cela soulève aussi le problème des critères mobilisés pour élaborer les formes d’organisations des savoirs, que ce soit en fonction des objets auxquels ils s’appliquent, des données et des méthodes sur lesquelles ils s’appuient ou des objectifs qu’ils poursuivent (Raphaël Sandoz).
Le livre aborde également les problèmes que soulève la représentation iconographique des données récoltées via l’« autopsie », c’est-à-dire par l’observation directe des réalités du terrain. Il s’intéresse en particulier aux procédés – qui sont aussi rhétoriques (représentation « au vif » ou « au naturel ») – grâce auxquels il est fait abstraction de la médiation que suppose la mise en images (Grégoire Holtz, Jean-Marc Besse).
Les contributions montrent aussi comment les entreprises de vulgarisation ou animées par des objectifs pédagogiques participent au travail de classification des savoirs (Violaine Giacomotto-Charra, Oury Goldman). D’autres se focalisent sur l’émergence et les transformations de domaines spécifiques du savoir, tels que les études byzantines (Anne-Marie Cheny), la magie naturelle (Adrien Mangili), le répertoire d’images mariales (Fabrice Flückiger), les connaissances techniques sur le batelage (Thibaut Maus de Rolley), ou encore les savoirs nautiques (Jörg Dünne).
Du faisceau d’études très diverses qui composent l’ouvrage ressort cependant aussi un certain nombre de constats convergents. À lire l’ensemble, on est en effet conduit à caractériser la Renaissance, du point de vue des relations qu’entretiennent mutuellement les savoirs qui sont alors cultivés, comme une époque marquée – pour reprendre les termes utilisés par les contributeurs qui paraissent comme autant de concepts permettant de penser l’épistémologie de cette époque – par des phénomènes de transition épistémique, de labilité, perméabilité, malléabilité, négociations, hybridité, mobilités, voire d’instabilité des frontières qui passent entre les disciplines. Il s’agit donc d’un temps caractérisé par la circulation des approches, méthodes et techniques entre des savoirs qui constituent alors encore des espaces culturels communs bien plus qu’ils ne forment des champs cloisonnés ou des communautés de savants fermées. On peut ainsi, par exemple, dégager une « culture du regard » (p. 143) commune entre des corpus aussi disparates que les traités sur la perspective et les récits de voyage (Grégoire Holtz). Cet espace commun paraît se maintenir dans un grand nombre de cas, pour la majeure partie du XVIe siècle.
Par contraste, dès le XVIe siècle dans certains cas, mais de manière plus affirmée à partir du XVIIe siècle, on assiste à des évolutions qui vont dans le sens d’une plus grande séparation des types de savoirs et des disciplines. Si cosmographie et géographie ont tendance à se distinguer davantage dès le début du XVIe siècle (Oury Goldman), le siècle suivant, « période charnière » (Anne-Marie Cheny, p. 64), du point de vue des mutations observées dans l’ouvrage, voit ce type de dynamique se renforcer. Il donne notamment lieu à une accentuation des processus de formalisation de certains savoir-faire et de professionnalisation des compétences impliquées dans la fabrication des connaissances, comme celle d’illustrateurs (Antoine Gallay). On assiste alors également à l’institutionnalisation des savoirs, désormais plus directement placés sous l’autorité du souverain (Philippe Glardon), à la laïcisation et à la démystification de certaines techniques (Thibaut Maus de Rolley), ou encore à la marginalisation de l’astrologie, entamée dès le XVe siècle, mais accentuée par les textes parodiques des deux siècles suivant (Nicolas Correard). Certaines contributions suggèrent que la « mise en ordre » des formes de connaissances qui s’opère à ce moment-là pourrait aussi constituer une réponse du monde savant à l’instabilité générée par les Guerres de Religion (Violaine Giacomotto-Charra).
Très riche, constitué de contributions souvent originales dans leur objet, parfois aussi dans leurs méthodes, ce volume apporte dans son ensemble un regard éclairant sur les transformations du paysage des connaissances à la Renaissance, qui parvient à éviter, et même à déjouer, les récits téléologiques qui ont eu longtemps cours en histoire des sciences, en montrant par exemple que la navigation en zone tropicale est loin de balayer d’un seul coup les idées véhiculées par les anciens au sujet de leur caractère inhabitable (Dorine Rouiller). Le panorama très chatoyant qu’il propose au lecteur aurait cependant mérité d’être davantage structuré, notamment en reliant dans les notes les contributions qui analysent les mêmes corpus ou abordent des thématiques similaires. Cela aurait permis de mieux mettre en évidence la variété des circulations entre connaissances et acteurs des savoirs si propre à la Renaissance.