Dans ce livre de presque 500 pages, Dominique Dirlewanger déploie un projet d’histoire culturelle de la vieillesse en France et en Suisse romande dans la deuxième moitié du 20e siècle. Plus précisément, il s’agit d’une étude des représentations de la vieillesse et des personnes âgées dans les médias écrits et télévisés, complétés par des essais, romans, documentaires et films de fiction.
Le chapitre 1 analyse les échos du « regard sombre des démographes » sur le vieillissement de la population. Il met en évidence le rôle, bien connu par ailleurs, joué par une figure marquante de la démographie française, Alfred Sauvy, y compris en Suisse. Durant l’entre-deux-guerres, la peur du vieillissement a été construite pour être mise au service de la lutte contre la dénatalité, composante des discours nationalistes et de ceux des mouvements familialistes. Dans l’après-guerre, la médiatisation de ces arguments s’accentue et gagne en visibilité grâce à une invention graphique promise à la célébrité : la pyramide des âges. Le vieillissement démographique est présenté comme menaçant le système social qui se met justement en place pour offrir une fin de vie digne aux aînés et créer la catégorie institutionnelle des retraités.
Le chapitre 2 est consacré aux centenaires et à leurs représentations comme les « héros de la longévité ». Cette héroïsation est ancienne puisqu’elle émerge dès les années 1920 dans des travaux médicaux. Les médias la promeuvent rapidement, durant la seconde guerre mondiale en Suisse, peu après en France. Les centenaires témoignent par leur survie et par la vivacité qui leur est attribuée des progrès accomplis par les sociétés modernes. Telle qu’elle est relatée, leur vie exemplaire est aussi une leçon de morale adressée au présent, valorisant des valeurs comme la modestie, la discipline, la tempérance. Dominique Dirlewanger décrit d’une plume alerte les moments commémoratifs, notamment la tradition d’offrir un fauteuil. Profitant de la présence des médias, certains politiciens, surtout en Suisse, usent de ces moments pour plaider en faveur des assurances sociales et d’une couverture suffisante de la vieillesse.
La grande majorité des centenaires sont des femmes. Le vieillissement est un phénomène fortement genré sur le plan démographique, en raison de la plus grande longévité féminine, qui s’accentue d’ailleurs durant la période étudiée. Ce phénomène, combiné à l’impact de l’écart d’âge au mariage, produit une large prévalence du veuvage parmi les femmes âgées, encore accrue en France par les effets de la Grande Guerre. Toutes ces réalités sont peu étudiées et peu médiatisées jusqu’à la toute fin du 20e siècle. C’est ce que confirme le chapitre 3. Il montre également que dans les débats sur l’émergence de systèmes de pension, la domination d’un modèle familial paternaliste qui justifie un départ à la retraite plus précoce des femmes est réaffirmée avec force. Solitude et précarité sont peu traitées et peu reconnues. Les seules thématiques fréquemment abordées sont d’abord la ménopause, avec beaucoup d’ambivalence, puis plus récemment la « figure mythique de la grand-mère », qui reste cohérente avec les rôles traditionnels de genre tout en portant une image positive associée à l’activité. C’est à partir des années 1960 et surtout durant la décennie 1970 que de premiers discours de rupture notent la « libération » ressentie par nombre de femmes lorsqu’elles n’ont plus à assumer les charges maternelles et même conjugales, après le départ des enfants et la mort du mari.
Le chapitre 4 montre comment la gériatrie s’est progressivement imposée en tant que spécialité médicale et s’est dissociée de l’approche plus holistique de la gérontologie que, pour autant, les médecins ont longtemps dominé. L’ambivalence est à l’ordre du jour puisqu’au moment où monte l’espérance de vie, ce sont ainsi des membres du corps médical qui portent un message optimiste affirmant que le vieillissement n’est pas une maladie, tout en notant d’emblée qu’il est propice à la multimorbidité. En somme un discours trouble, que ne tardent pas à assombrir dans les années 1960 les travaux sur la « démence sénile » en ses diverses manifestations. Tant en Suisse qu’en France, l’écho médiatique est immédiat et puissant, réactualisant des peurs anciennes (le gâtisme, « retomber en enfance » et être mis sous tutelle). Dès la fin des années 1980, Alzheimer est assimilé à une maladie épidémique, ce qu’elle n’est pourtant en aucun cas. L’articulation des progrès et des peurs produit, en un petit quart de siècle, une évolution du champ sémantique utilisé pour simplifier et catégoriser, avec l’invention des expressions 3e et 4e âges.
Le chapitre 5 porte sur les retombées médiatiques du rapport Laroque (1962) en France et du rapport Saxer (1966) en Suisse, ainsi que du volumineux essai critique sur la vieillesse publié par Simone de Beauvoir en 1970. Ces textes traitent de la transformation des relations intergénérationnelles, insistent sur l’exclusion sociale des retraités, et sur ce qui est perçu comme un recul des solidarités familiales, voire un abandon des anciens. Les hospices sont dépeints sous les teintes les plus sombres, ce qui pousse à conceptualiser le maintien à domicile, non sans que se posent des questions pragmatiques comme la qualité du logement et la mise en place de systèmes d’aide. Ces thématiques sont approfondies dans le chapitre 6, consacré aux « lieux de la vieillesse », qui montre aussi la persistance de visions stéréotypées sur des campagnes saines opposées aux villes hostiles.
Par effet miroir, les « figures de la retraite active » occupent le chapitre 7. Rompant avec l’idée initiale du repos mérité, la représentation du jeune retraité actif contribue à idéaliser le 3e âge. En Suisse surtout, un discours sur « l’utilisation des vieillards » vise à montrer qu’ils peuvent de moins en moins être un « poids mort » pour la société. Le projet de créer des emplois spécifiques va cependant rapidement être abandonné, faute de réponses des entreprises. Les clubs d’aînés vont par contre connaître le succès, y compris dans les médias. Au fil du temps, les pratiques manuelles (bricolage, jardin potager) évoluent vers des loisirs parmi lesquels les activités physiques sont de plus en plus valorisées. Il en résulte davantage d’élitisme, tendance qui se retrouve dans les universités du 3e âge, alors même qu’elles trouvent leurs origines dans l’éducation populaire et la défense d’une démocratisation de l’accès à l’enseignement. Dominique Dirlewanger conclut ce long chapitre en affirmant l’émerge d’une nouvelle culture de la vieillesse, profondément revalorisée, se dessinant désormais, y compris dans l’opinion publique, comme un âge de liberté retrouvée.
L’étape suivante est logiquement celle de la « vieillesse argentée », de la reconnaissance d’une clientèle de plus en plus nombreuse constituée par les seniors dotés d’un bon niveau de vie. Cette population est issue d’une dynamique générale, combinant montée des revenus réels et systèmes de prévoyance mis en place après la deuxième guerre mondiale. La mise en évidence du potentiel économique des retraités se retrouve tant en France qu’en Suisse, la reconnaissance de leur place dans la société de consommation offrant une valorisation générale tout en rendant visible les inégalités. Le chapitre 8 traite encore du marché des vacances ainsi que de l’exil sous le soleil. La dernière section est consacrée aux produits anti-âges et à la lutte contre le vieillissement. Ce dernier reste sous le sceau de l’ambivalence, jamais assez revalorisé qu’il ne faille lutter contre ses effets, pour rester jeune. La beauté, déclinée essentiellement au féminin, reste indissociable de la jeunesse.
Le dernier chapitre aborde « Eros et Thanatos au pays de la vieillesse ». Les médias sont de suite attentifs aux premières discussions sur la sexualité au 3e âge qui deviennent apparentes à partir du milieu des années 1970. La rhétorique de la tendresse et des « amourettes » permet d’amorcer une normalisation de la vie sexuelle des âgés. A l’opposé, le tabou de la mort se traduit par une relégation de la fin de vie qui quitte les foyers familiaux pour survenir dans les hôpitaux. Les temples de la « Némésis médicale » sont rapidement accusés d’acharnement thérapeutique. Dans la deuxième moitié des années 1970, à partir d’incidents fortement médiatisés, naissent des controverses autour de l’euthanasie tant en France qu’en Suisse. Elisabeth Kübler-Ross, psychiatre suisse, connaît alors la célébrité avec son modèle d’approche de la mort en cinq étapes, dont la dernière est l’acceptation. Il va influencer profondément les soins palliatifs, destinés à l’origine aux cancéreux et aux malades du sida. L’aide au suicide et « le droit de mourir dans la dignité », construisent leurs justification en mobilisant des représentations négatives du 4e âge qui poussent à « choisir ». Ces deux visions du « bien mourir », en décidant de sa fin ou en étant accompagné jusqu’au bout, n’ont cessé de s’opposer depuis.
Dans l’ensemble, cet ouvrage tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2017 à l’Université de Lausanne offre une contribution d’un grand intérêt à l’histoire de la vieillesse et des personnes âgées entre 1940 et 1990. Il s’appuie avec méthode et un solide esprit critique sur des sources médiatiques diverses, bien situées et référencées avec précision. L’analyse des publicités, notamment, est une des meilleures parties de ce beau livre.
Le travail de Dominique Dirlewanger est aussi ambitieux par la multiplicité des perspectives qu’il considère, et c’est là que se situe l’une de ses limites. On est ainsi surpris, dans le chapitre sur le regard des démographes, par l’absence du débat assez violent, au milieu des années 1980, entre les natalistes de l’INED et les démographes de Louvain, qui affirmaient que plutôt que d’essayer en vain de remplir les « berceaux de Marianne », il fallait sans plus tarder préparer activement la « révolution grise ». Sans doute chaque spécialiste éprouvera-t-il ainsi quelques regrets similaires en lisant le chapitre au sein duquel sa perspective est centrale. Pour autant, l’apport du croisement des regards est évident et l’emporte nettement. Justement, des interprétations transversales auraient pu être davantage développées à partir d’une telle richesse de perspectives.
In fine, le seul point qui perturbe la lecture réside dans le statut plurivalent accordé à la littérature scientifique au sein de cette recherche. En effet le poids scientifique des références citées dans leur champs respectifs (démographie, gérontologie, médecine) n’est pas toujours pris en compte, simplement parce que l’auteur tend à les utiliser souvent comme des sources. Cette littérature est tantôt mobilisée en tant qu’elle fait l’objet d’un traitement médiatique porteur de représentations, tantôt comme une source de connaissances pour une mise en contexte ou une interprétation. Un troisième usage survient lorsque l’auteur évoque l’invisibilité médiatique du suicide des aînés, alors même que les études le montrent en hausse, identifiant ainsi un hiatus tellement intéressant qu’on aurait aimé en voir d’autres apparaître.
Ces critiques posées, puisqu’ainsi le veulent les règles d’un compte-rendu, ne peuvent réduire l’admiration que suscite et que mérite le travail original et impressionnant de Dominique Dirlewanger, dont la lecture se recommande aux historiens, ainsi qu’aux membres des nombreuses communautés scientifiques qui s’intéressent au vieillissement.