L’ouvrage de Nicolas Chachereau, issu de son travail de thèse, est d’une très grande qualité et nous plonge, avec pédagogie et précisions, dans les débats ayant eu cours au XIXème siècle en Suisse sur l’opportunité (ou non) de suivre l’exemple des partenaires économiques européens sur la mise en place d’une nouvelle loi protégeant les brevets d’invention, encore inexistante avant 1888. L’ouvrage est remarquable à plusieurs égards mais je souhaiterais particulièrement, ici, insister sur un point qui me parait être essentiel : le positionnement méthodologique de l’auteur tout au long de son travail qui inscrit l’ouvrage comme une référence en matière de recherche en sciences humaines et sociales.
En effet, l’histoire économique est traversée de querelles de méthode qui opposent bien souvent les chercheurs et chercheuses fidèles à une formation en Histoire et celles et ceux qui s’inscrivent dans une approche en termes de « Cliométrie » usant des concepts de l’économie orthodoxe (raisonnement ceteris paribus, agents rationnels, équilibre etc.) appliqués au temps long. Les deux approches comportent des limites qu’il ne convient pas de décrire en détail ici. Nicolas Chachereau emprunte alors une troisième voie, que l’on pourrait qualifier d’institutionnaliste. Or, c’est à notre sens une approche riche et qui mérite d’être étendue à toutes les questions d’histoire économique. En effet, l’auteur semble assumer l’inscription de son travail dans le champ étendu des sciences humaines et sociales. Ainsi, croisant les apports de l’histoire, de l’économie, de la science politique, de la sociologie et du droit, il nous livre un regard neuf et stimulant sur la mise en place d’une institution somme toute peu étudiée et pourtant centrale dans la construction et le développement d’un capitalisme organisé en Suisse à partir des années 1870.
C’est là l’une des forces de l’ouvrage que de partir de l’hypothèse (assumée) que le système de brevet est l’une des institutions structurantes du capitalisme organisé suisse qui, comme l’ont montré de nombreux auteurs, est le moteur du développement industriel et économique de la Suisse entre 1880 et 1914. En considérant le système de brevet comme une institution permettant la mise en place de « conditions-cadres appropriées à l’arrivée et à l’exploitation de nouvelles techniques […] » (page 19), il se donne la possibilité d’analyser la mise en place de ce système sous l’égide de ce qu’on pourrait appeler une « économie politique institutionnaliste ».
Par conséquent, Chachereau choisit « d’insister sur l’analyse des relations de pouvoir et des questions matérielles qui se posent aux acteurs, au détriment du rôle de l’idéologie et de la pensée politique et économique » (page 22). S’il fallait le rappeler, l’économie n’est qu’une construction humaine et les institutions qui composent l’économie ou, pour être plus précis, la forme que prend le capitalisme dans une société humaine donnée est le résultat de la confrontation d’acteurs et la structuration de ceux-ci en groupes sociaux-économiques ou socio-politiques en capacité d’influencer la détermination de la politique économique (Boyer et al., 2023 ; Amable et Palombarini, 2023)1. En prenant le parti d’analyser ces « relations de pouvoir » et en insistant sur les « groupes socio-économiques [qui] ont voulu la nouvelle loi, et lesquels ont pu en tirer parti » (page 22), Chachereau offre une analyse revigorante qui s’émancipe des travaux plus « mainstream » sur les effets positifs de la protection des brevets en matière d’innovation ou de croissance économique.
Bien entendu, le thème n’est pas nouveau. D’un côté, il existe une littérature florissante sur l’histoire des grandes entreprises (Business History), sur les grands noms d’inventeurs/innovateurs qui ont parcouru l’histoire des brevets. D’un autre côté, de nombreuses contributions se basent sur l’estimation de modèles mathématiques complexes. Bien souvent, ces deux littératures offrent des conclusions plutôt binaires sur de la nécessité (ou non) de mettre en place un tel système et sur l’efficacité économique de celui-ci. Encore une fois, le pas de côté pris par l’auteur est bienvenu. En effet, plus que de traiter la question des effets d’une législation en matière de brevet, l’auteur propose une analyse soulignant les groupes socio-politiques ayant un intérêt à l’instauration (ou au contraire au rejet) d’un encadrement législatif autour des brevets d’invention.
Chachereau déploie donc son analyse chronologique en deux parties et neuf chapitres. La première partie retrace la période 1848-1888 pendant laquelle la Suisse est « la preuve qu’un pays pouvait être industriel sans brevets » (page 51) selon l’opinion des opposants à tout encadrement étatique. De la création de l’État fédéral en 1848 jusqu’à l’introduction d’un système de brevets en 1888, l’auteur aborde les éléments qui seront potentiellement déterminant dans l’adoption d’une loi, notamment l’antériorité du débat dans les autres pays européens. Sur ce point, il est intéressant de noter que l’auteur bas en brèche certaines idées reçues de l’historiographie, comme à la page 111 : « Le contexte fait craindre que d’autres pays exercent prochainement des pressions en faveur de la propriété industrielle. Un grand nombre des traités de commerce entre la Suisse et d’autres Etats touchent alors à leur fin. »). Idée reçue, corrigée par le travail de l’auteur qui affirme page 124 : « Dans les années 1880, la Suisse ne cède donc pas à une pression internationale […]. Les autres Etats cherchent certainement à favoriser la mise en place de la protection de la propriété intellectuelle en Suisse […]. Néanmoins, le terme de pression ne convient guère à cette attitude […]. »
Surtout, il développe en détail les longs débats sur les brevets, en insistant sur deux aspects essentiels. Le premier, les groupes socio-économiques favorables ou opposés à l’introduction d’une loi et en particulier leur structuration interne, leur organisation en tant que « groupe de pression » sur cette question et leur restructuration en fonction de l’avancée des débats et des modifications des conditions internes ou externes. Le second aspect structurant de l’analyse de Chachereau est la notion de compromis. Comme pour tout changement institutionnel – ce que représente sans aucun doute l’introduction de la loi sur les brevets d’invention en Suisse – la construction d’un nouvel environnement institutionnel est l’objet d’âpres négociations, reconfiguration du bloc socio-politique dominant et influençant la tenue de la politique économique. Ici, il insiste notamment sur la longue inflexion des positions des acteurs afin de trouver une « sortie par le haut » conciliant les intérêts de l’industrie chimique (opposée à l’instauration des brevets) et les horlogers, brodeurs et autres segments de l’industrie des machines. In fine, Chachereau croise tant les aspects régionaux, qu’idéologiques, politiques ou sectoriels, comme résumé page 84 : « Horlogerie, broderie, industries textiles, mouvement démocratique, parti radical : les groupes représentés […] attestent toujours d’un front large en faveur des brevets ».
Dans une seconde partie, Chachereau poursuit son analyse institutionnaliste en s’intéressant non pas directement aux effets économiques ou politiques de la nouvelle institution, mais plutôt aux usages que les acteurs en font. Ainsi, on y apprend l’émergence d’inégalités fortes entre les détenteurs de brevets qui en tirent profit (en particulier les plus grandes entreprises) et ceux qui peinent à faire fructifier leur protection (les plus petites entreprises, les « inventeurs » individuels…). L’analyse se décline aussi sur plusieurs plans – du macro au micro en passant par une analyse sectorielle plus méso.
Ainsi, les résultats montrent une utilisation plus soutenue des brevets dans les industries des machines et des mécanismes. Sur la question de la longévité, les statistiques collectées par l’auteur montrent que la moitié des brevets ne survit pas au-delà de la 2ème année. L’analyse micro, qui s’intéresse aux acteurs, démontre l’importance des grandes entreprises fortement capitalisées (et parfois étrangères) au détriment des individus « innovateurs » (Cf. page 221).
La suite de la seconde partie, à partir du chapitre 5, fait un pas de côté par rapport à l’analyse quantitative précédente pour nous plonger dans une analyse des acteurs qui font vivre cette institution. Ainsi, Chachereau démontre avec habilité et raison que l’institution est construite par ceux qui la font vivre, qui l’utilisent à leur profit mais aussi par ceux qui la font exister de l’intérieur. Si le chapitre 5 s’intéresse particulièrement aux agents des brevets (page 246), c’est dans les chapitre 7 (sur le rôle du Bureau fédéral de la propriété intellectuelle) et le chapitre 8 (sur les tribunaux de commerce) qu’il fait vivre son analyse multidimensionnelle. Il nous rappelle avec brio qu’une loi n’est rien sans ceux qui la pratiquent et l’utilisent (les déposants) mais aussi et surtout qu’il convient d’en comprendre les modalités pratiques d’exécution et d’application. La fin de cette seconde partie articule donc histoire de la fonction publique, histoire du droit (page 377) et Business history. L’idée centrale qui s’en dégage est que l’environnement institutionnel est complexe. On ne peut donc comprendre l’émergence et le fonctionnement d’une telle institution sans prendre en compte les différents éléments précédemment mentionnés qui se répondent et s’influencent mutuellement.
La démonstration de Nicolas Chachereau est, faut-il le rappeler, structurée, englobante et multidimensionnelle. Elle inscrit l’ouvrage dans le prolongement des travaux de sciences sociales qui considèrent et analysent les institutions comme des constructions humaines, largement dépendantes de l’environnement politique, social, économique et géographique. Pour paraphraser une citation célèbre, Chachereau nous démontre que les « institutions comptent » sans pour autant évacuer la nécessité de construire une méthode d’analyse basée sur les apports de l’histoire, du droit, de la sociologie, de l’économie ou de la science politique, et sans tomber dans l’écueil de l’analyse valable en tous lieux et tout temps.
Pour finir, la principale critique que l’on pourrait formuler à l’encontre de cet ouvrage est qu’il a le défaut de ses qualités. En effet, la superposition des différents niveaux d’analyse est bienvenu tant le sujet abordé est complexe et appelle une réflexion nécessairement multidimensionnelle. L’histoire des brevets, en tant qu’élément participant au changement institutionnel de la Suisse vers le capitalisme organisé nécessitait de s’intéresser aux différents niveaux de régulation des compromis institutionnels à l’œuvre. Cependant, cette volonté de tout embrasser fait perdre parfois le fil de l’argumentation ainsi que le poids de celle-ci. En effet, en quoi les nombreux exemples très précis d’entrepreneurs ou d’innovations techniques très particulières sont généralisables au niveau macro ? L’exemple du procédé X ou de l’entrepreneur Y constituent-ils des « idéal-types » pour comprendre les enjeux autour de la question des brevets ? En somme, quel statut analytique pour ces précisions ?
Note:
1 Boyer R., Chanteau J.P., Labrousse A., Lamarche T. (2023). Théorie de la Régulation, un nouvel état des savoirs. Dunod ; Amable B., et Palombarini S. (2023). « Multidimensional social conflict and institutional change », New Political Economy, 28:6, 942-957, DOI: 10.1080/13563467.2023.2215701.