B. Kanzleiter u.a. (Hrsg.): 1968 in Jugoslawien

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Titel
1968 in Jugoslawien. Studentenproteste und kulturelle Avantgarde zwischen 1960 und 1975. Gespräche und Dokumente


Herausgeber
Kanzleiter, Boris; Stojaković, Krunoslav
Erschienen
Anzahl Seiten
352 S.
Preis
€ 38,00
Rezensiert für H-Soz-Kult von
Frank Georgi, Centre d’histoire sociale du XXe siècle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Centre national de la recherche scientifique, Paris

Le cas yougoslave fut longtemps absent des recherches sur les « années 68 ». Le quarantième anniversaire des événements, marqué par une approche « globale », a été l’occasion d’une redécouverte, encore timide, de territoires jusqu’alors délaissés. La Yougoslavie de Tito, ébranlée par un « Juin 68 » aussi riche que méconnu, a ainsi fait l’objet de plusieurs communications de Boris Kanzleiter, qui achève la première thèse d’histoire consacrée au mouvement étudiant de Belgrade. En collaboration avec Krunoslav Stojaković, lui-même engagé dans une recherche sur les avant-gardes politiques et culturelles dans la Yougoslavie des années soixante, il nous livre ici un remarquable recueil de sources qui n’intéressera pas que les spécialistes d’un pays aujourd’hui disparu.

L’ouvrage se découpe en trois parties. Une introduction générale substantielle, qui s’appuie sur une contribution présentée par Kanzleiter à Heidelberg en 2006, dessine le cadre général. Une deuxième partie, la plus riche du volume, propose la retranscription de dix-sept entretiens inédits 1, réalisés en 2007 par l’un ou l’autre des auteurs (parfois les deux ensemble), auprès d’acteurs de premier plan du mouvement étudiant et de la scène culturelle des années 1960 et 1970. Un troisième ensemble offre un large choix de documents traduits en allemand (articles, discours, motions, slogans et même « chant de marche de l’Université rouge »), le plus souvent inaccessibles jusqu’alors au lecteur ne maîtrisant pas le serbo-croate. Un petit cahier photographique, avec ses images de manifestations et de répression qui en rappellent d’autres, et une bibliographie sélective complètent utilement le volume. On regrettera l’absence d’un index des noms propres, qui aurait facilité les recherches. Mais des renvois sous forme de notes de bas de page permettent cependant de naviguer d’une partie à l’autre et de donner chair, par le recours aux documents originaux, au tableau esquissé dans l’introduction. Se dégage alors un paysage fascinant, certes recomposé et biaisé par le prisme de la mémoire d’un seul camp, celui des vaincus d’un « mouvement » culturel et politique (à la fois « socialiste », « démocratique » et « pro-yougoslave »), mais suffisamment riche et complexe pour exciter la curiosité de tout historien des « années 68 ». On se contentera ici souligner quelques apports du livre, parmi bien d’autres.

Les entrées différentes des deux auteurs, plus « politique » pour l’un, plus « culturelle » pour l’autre, ne conduisent pas à une juxtaposition artificielle des approches. Les entretiens montrent bien à quel point cette complémentarité était nécessaire pour rendre compte d’une réalité où contestation politique, critique sociale, modernité artistique et « contre culture » (rock, drogues, libération sexuelle) se croisent et interagissent. La singularité du cas yougoslave, « entre Est et Ouest », telle qu’elle ressort de l’ouvrage, est double.

Tout d’abord les orientations de la Yougoslavie depuis les années 1950, socialisme autogestionnaire sur le plan intérieur, non-alignement et tiers-mondisme en politique extérieure, apparaissent bien proches de l’ « esprit de 68 » 2 et des courants regroupés sous l’étiquette commode de « nouvelle gauche ». Cela permet à la presse officielle de se faire largement l’écho des mouvements à l’étranger et de se féliciter, par exemple, de l’émergence de la revendication d’ « autogestion » en France. Mais cette position, enviable pour le régime, a sa contrepartie : c’est au nom même des valeurs qu’il proclame qu’étudiants révoltés et intellectuels critiques se retournent contre lui, pointant le gouffre existant entre discours et vie quotidienne. Le mouvement revendique ainsi une autogestion « authentique » (de « bas en haut ») et intégrale, dénonce les privilèges de la « bourgeoisie rouge », le chômage des jeunes, les inégalités sociales et régionales aggravées par la réforme économique, stigmatise bureaucratie, censure et répression dans un pays officiellement engagé dans la voie d’un socialisme libre et du dépérissement de l’Etat. Tout cela donne à la protestation yougoslave une physionomie unique, qui renvoie aux contradictions propres au régime, tout en empruntant, parfois explicitement, certaines de ses références aux mouvements de contestation de l’Ouest comme de l’Est.

L’importance de l’ouverture culturelle sur l’extérieur, contemporaine de l’insertion croissante dans le marché mondial et de l’émigration de travail, constitue l’autre grande originalité de la Yougoslavie socialiste. Ainsi la programmation de l’ « Atelier 212 », puis la création du BITEF (Festival international de théâtre de Belgrade), traduisent bien, dans le champ de la création dramatique, une fascination pour le répertoire international le plus contemporain et, en retour, la capacité des Yougoslaves à attirer chez eux les metteurs en scène étrangers les plus prestigieux. Le cinéma d’avant-garde connaît une ouverture comparable. La création artistique ne se contente pas d’innover dans la forme, mais revêt souvent une dimension de critique sociale, mettant en scène l’ « aliénation » au quotidien. Les échanges dans le domaine des idées ne sont pas moins remarquables. Des universitaires vont étudier et enseigner à l’étranger, en rapportent des ouvrages et des thèses parfois fort peu orthodoxes. Herbert Marcuse, Erich Fromm, Theodor W. Adorno, Jean-Paul Sartre, entre autres, sont traduits, publiés, diffusés. L’élite internationale de la pensée critique se réunit chaque été sur l’île de Korcula, à l’initiative des philosophes de Praxis. L’influence, indirecte mais déterminante, de la célèbre revue et surtout des professeurs charismatiques qui l’animaient sur les étudiants apparaît clairement à travers les entretiens, et, en ce sens, Tito ne s’était pas trompé de cible en concentrant sur eux ses attaques. Sur le milieu Praxis, sur les autres publications critiques, moins connues, sur les coulisses de l’école d’été de Korcula,, sur le jeu de cache-cache avec la censure, les témoignages apportent des éclairages intéressants. Mais la question sans réponse, si pénible pour certains anciens de la revue, demeure celle-ci : comment des membres d’un groupe autrefois soudé par la défense d’un « marxisme humaniste » ont-ils pu quelques années plus tard servir de caution idéologique au déchaînement meurtrier du nationalisme, alors que d’autres tentaient d’animer la résistance à la guerre ?

Car, même si le parti pris de l’ouvrage est de refuser toute tentation téléologique, les auteurs, pas davantage que les témoins, ne peuvent occulter la tragédie qui a suivi, et qui projette rétrospectivement son ombre portée sur les années du « titisme de la maturité » (Zelimir Zilnik). Ainsi, quel bilan dresser de l’autogestion, longtemps vitrine de l’ « expérience » yougoslave, aujourd’hui associée dans la réprobation au « communisme » honni ? Au-delà de ses limites concrètes dénoncées dès les années 1960 (« au mieux une cogestion »), faut-il insister sur le fait qu’elle alimenta l’imaginaire social d’une période extraordinairement créative, ou, à l’opposé, porter à son passif de n’avoir pas su « humaniser » ceux qui s’en faisaient les chantres, et de n’avoir pas servi de digue face au déferlement de la barbarie ? Le refus de trancher du philosophe Lino Veljak exprime bien cette hésitation douloureuse, en dépit de la nostalgie compréhensible qui se dégage de la plupart des entretiens.

Peu relayée à l’étranger dans la mesure où elle écornait l’image globalement positive du régime dans les milieux de la « nouvelle gauche », sujet « tabou » dans le pays même pendant plus de quinze ans avant que les nationalismes triomphants n’interdisent à leur tour tout regard dépassionné sur le passé proche, la « première révolte ouverte » sous Tito, si importante à tant d’égards, semblait avoir sombré dans un trou noir de l’historiographie. Les témoignages et l’anthologie proposés par Kanzleiter et Stojaković contribuent à faire remonter à la surface quelques-unes des pièces de l’épave. On attend avec impatience sa reconstitution finale, lorsque les thèses engagées par les deux co-auteurs seront soutenues et publiées.

Notes:
1 La seule exception étant la reproduction d’un témoignage du sociologue Rastko Mocnik, déjà publié en 1998, mais utile sur la situation en Slovénie.
2 Voir Gerd-Rainer Horn, The Spirit of '68: Rebellion in Western Europe and North America, 1956-1976, Oxford 2008.

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