Dans ce livre synthétique édité dans la collection Savoir suisse, David Auberson, Nicolas Gex Lukas Künzler et Olivier Meuwly se penchent sur les principales sociétés d’étudiants helvétiques à l’échelon fédéral. Les quatre auteurs, qui remarquent que l’historiographie du sujet est restée jusqu’ici principalement le fait des sociétés elles-mêmes, intègrent de manière convaincante leur recherche dans le contexte plus large de l’histoire politique et socio-économique de la Suisse du XIXe siècle à nos jours. Les sociétés d’étudiants sont particulièrement intéressantes parce qu’elles constituent une ressource importante pour les partis de droite qui, jusqu’au milieu du XXe siècle, voient nombre de leurs élus cantonaux ou fédéraux les fréquenter avant de siéger dans les institutions politiques.
On peut diviser le livre en deux parties. La première (chapitres 2 à 4), couvre la période qui va du XIXe siècle jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, et se concentre sur les origines et l’« âge d’or » des sociétés d’étudiants. Les auteurs reviennent notamment sur la naissance des trois faîtières nationales les plus importantes : Zofingue (1819), Helvétia (1832) et la Société des étudiants suisses (SES) (1841). Ces sociétés, hauts lieux de socialisation, organisatrices d’activités politiques et culturelles, sont avant tout de véritables « viviers » pour la relève politique : Zofingue pour le courant libéral-conservateur mais aussi radical, Helvétia pour le courant radical et la SES pour le courant catholique-conservateur. Plusieurs de leurs membres, tels qu’Alfred Escher (Zofingue), deviennent ainsi des parlementaires fédéraux influents ; d’autres siègent même au sein du Conseil fédéral, à l’image de Louis Ruchonnet (Helvétia) ou Josef Zemp (SES). Selon les auteurs, ces sociétés répondent, dans un paysage culturel suisse fragmenté, à un « besoin de relier entre elles les élites des différents cantons » (p. 36), tout en reprenant à leur compte certaines coutumes issues des sociétés d’étudiants allemandes du XIXe siècle.
De manière intéressante, le rôle des sociétés d’étudiants dans le parcours universitaire de certains des premiers leaders du mouvement ouvrier est également mis en lumière. Le mouvement ouvrier est alors proche de la Société du Grütli1 et des partis radicaux (ou du Parti démocratique à Zurich), avant sa relative autonomisation suite à la création de partis socialistes locaux à la fin du XIXe siècle. Certains des premiers cadres socialistes, à l’instar du deuxième président du Parti socialiste suisse, Albert Steck, ont ainsi pris part aux activités de ces sociétés.
Au-delà de la seule sphère politique, les auteurs soulignent également le rôle important joué par les sociétés d’étudiants dans le domaine culturel. En Suisse romande, plus particulièrement, les « Sociétés de Belles-Lettres » encouragent le chant via des chœurs, organisent des représentations théâtrales, dans lesquelles s’illustre par sa plume l’écrivain vaudois Charles Ferdinand Ramuz, et développent la critique littéraire par le biais de revues ou à travers la création, par la société Zofingue, du Prix Rambert qui « a couronné au cours du 20e siècle la quasi-totalité des écrivains qui ont fait l’histoire littéraire de Suisse romande » (p. 84).
La deuxième partie du livre (chapitres 5 à 8) se concentre sur les évolutions des sociétés d’étudiants du début de la Première Guerre mondiale jusqu’à leur déclin à partir de la fin des années 1960. Durant la première moitié du XXe siècle, elles continuent de fournir aux partis politiques de droite de nombreux politiciens : en 1920 et en 1944, plus d’un tiers des parlementaires fédéraux sont d’anciens membres de sociétés d’étudiants. La période de l’entre-deux-guerres est marquée par une polarisation politique sans précédent qui s’incarne notamment par un anticommunisme forcené au sein des milieux bourgeois. Les sociétés d’étudiants sont alors traversées par des débats sur les idées corporatistes, diffusées au début des années 1930 par les partis frontistes (d’inspiration fasciste), qui remettent en cause le fonctionnement des démocraties libérales. Ces débats sont plus particulièrement présents au sein de la société catholique SES. Toutefois, les auteurs estiment que les membres « adeptes des régimes totalitaires représentent une minorité, parfois encombrante, au sein des différentes sociétés » (p. 104).
Les « années 68 » marquent le déclin des sociétés d’étudiants traditionnelles. L’essor de ce que l’on a appelé les « nouveaux mouvements sociaux », féministes, pacifistes ou encore écologistes, menés par la jeunesse étudiante, transforme durablement la sphère académique et plus largement la société. De fait, ce sont désormais les associations et les fédérations étudiantes qui deviennent des instances de socialisation et de formation pour de futurs élus, cette fois-ci de gauche. Les sociétés d’étudiants traditionnelles, marquées par leur relatif conservatisme, connaissent une forte érosion de leurs adhérents dès la fin des années 1960 ; leurs membres proviennent désormais essentiellement des facultés de droit et de sciences économiques. Bien que la SES s’ouvre aux femmes en 1968, Helvétia et Zofingue leur restent fermées. Preuve de leur affaiblissement, depuis les années 2000, le nombre de parlementaires affiliés à une société d’étudiants traditionnelle au sein des chambres fédérales est beaucoup plus faible.
Cette synthèse de l’histoire des principales sociétés d’étudiants en Suisse, complétée par des encadrés instructifs, met en évidence leur rôle prépondérant dans la socialisation et la formation d’une partie des élites politiques fédérales jusqu’au milieu du XXe siècle. Elle constitue de fait une ressource utile qui vient enrichir l’histoire politique mais aussi culturelle de la Suisse.
Note:
1 Fondée en 1838 à Genève, la Société du Grütli est une association composée d’artisans, puis d’ouvriers. Elle met au centre de ses activités des mesures éducatives et sociales; sont également mises sur pied des caisses de soutien en faveur des membres, entre autres en cas de maladie. Cf. Felix Müller, Art. „Grutli (société)“, in: Dictionnaire historique de la Suisse, 22.12.2010, https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/017397/2010-12-22/ (25.10.2024).