Au début des études de mémoire interdisciplinaires (memory studies), l’état-nation était considéré d’être l’institution la plus essentielle pour la formation de la mémoire (M. Halbwachs, A. et J. Assmann, P. Nora). Cependant, les développements politiques et démographiques dès 1945 ont demandé une réévaluation de l’état-nation: ce sont de plus en plus les processus bottom-up, se déroulant de façon „organique“ dans la société civile (et surtout dans la littérature et les arts) qui attirent l’attention académique. Michael Rothberg, par exemple, répond aux lieux de mémoire de Nora, étant un concept statique, avec son concept dynamique des nœuds de mémoire. Ces nœuds mettent l’accent sur l’échange interculturel et sur la structure palimpsestique de la mémoire.
Certes, de telles formations bottom-up ne sont pas toujours une alternative à la mémoire national(ist)e, mais expriment parfois des idéologies neonationalistes, comme l’illustrent la fin de la Guerre Froide (notamment l’implosion de la Yougoslavie), la crise financière de 2007-2008 (et ses conséquences économiques) et la crise sanitaire (COVID-19). Dans ces contextes, la mémoire a été instrumentalisée pour la perpétuation des révisions d’histoire réactionnaires, qui en revanche ont mené à la violence, voire au génocide dans le cas de la Yougoslavie. Le nationalisme et l’état- nation ne sont pas de retour dans les cultures de commémoration; plutôt, les interactions entre le national et le transnational sont soumises aux variations historiques. Notre conférence désire intervenir à ce point en analysant les interactions entre, de l’un côté, le national et le transnational et, de l’autre côté, les processus de mémoire bottom-up et top-down.
Notre étude de cas est l’amitié franco-allemande, institutionalisée dans le traité de l’Élysée en 1963. Cette amitié diplomatique a créé un espace de commémoration transnational tout en étant la création de deux états-nations. Cependant, dans ce contexte-là, la mémoire est chargée d’histoire: si, au début, cette amitié a surtout servi l’amnésie et la répression de la mémoire, notre hypothèse est que l’orientation internationale de cet espace commémoratif a, de façon inattendue, donné une voix aux ébranlements dans les contextes nationaux. L’amitié franco-allemande est incorporée, on ose dire, par Béate et Serge Klarsfeld – elle, la fille d’un officier de la Wehrmacht, qui a giflé le Bundeskanzler, Georg Kiesinger (qui était un fonctionnaire de haut rang sous Joachim von Ribbentrop), en 1968 en plein public; lui, le survivant à la Shoah mais fils d’un père déporté et assassiné à Birkenau. Ensemble, ils ont traqué des bourreaux nazis pour qu’ils fassent face à la justice (même si ces efforts n’étaient pas toujours réussis).
Au plus tard dès le procès-Barbie (1987) et la déclaration de Jacques Chirac quant à la complicité des gendarmes et bureaucrates français dans la déportation des Juifs vivants en France (1995), le caractère de cet espace commémoratif change: ni la Shoah, ni la collaboration n’est plus taboue. Dans un moment postcolonial, la mémoire est attestée d’être multidirectionale et le complexe „occupation allemande – Résistance – déportation – guerre d’indépendance algérienne“ est renégocié dans le discours académique et politique. C’est ainsi que le cas d’Anne Beaumanoir, résistante, Juste parmi les nations et supportrice de la Front de Libération Nationale est redécouvert: Beaumanoir publie ses mémoires en 2000 et est le sujet de plusieurs films documentaires dès le milieu des années 2010. En 2020, Anne Weber reçoit le Deutscher Buchpreis pour Annette, ein Heldinnenepos – une allofiction sur Beaumanoir. Notre thèse est que ce texte nous offre un discours de commémoration qui est impensable dehors de l’amitié franco-allemande. Non seulement l’auteure, née à Offenbach-sur- le-Main vit depuis des décennies à Paris, non seulement écrit-elle ses textes en allemand et en français (Annette, une épopée); mais ce texte consiste d’une histoire croisée intégrant la résistance antifasciste et la résistance anticoloniale – sans qu’une position idéologique soit explicitement propagée. Mais les relations franco-allemandes des années 1950 sont également discutées, et la politique étrangère ouest-allemande est contrastée à l’esprit du traité de l’Élysée signé d’une dizaine d’années plus tard. Ainsi, l’amitié franco-allemande elle-même devient de plus en plus l’objet de la commémoration. Si, dans Annette, cela se manifeste plutôt en passant, c’est plus relevant dans la série parodique Au service de la France, diffusée originalement par ARTE (2015-2018). Vu qu’Arte est considéré comme un des „passeurs culturels“ de l’amitié franco-allemande, cela n’est certainement pas une coïncidence.
Nous sommes particulièrement intéressés au rôle des artistes et intellectuels juifs. Si l’on accorde une „européanité“ au-delà des frontières nationales à la diaspora juive en Europe, il faut examiner et discuter la prominence de sa place dans l’espace de commémoration postnational qui est l’amitié franco-allemande.
Les questions que nous voulons adresser concernent la sociologie de la littérature et des médias et les implications pour la théorie de la commémoration et de la mémoire. Bien sûr, une critique des œuvres individuels et des fonctions de la mémoire est également la bienvenue.
- Quels épisodes sont présentées, quels textes deviennent des best-sellers, lesquels parmi eux remportent des Prix?
- Dans quels espaces médiatiques trouve-t-on une articulation, production, circulation de l’amitié franco-allemande, et qui finance de telles productions?
- Quels souvenirs-écran persistent après les tabous brisés dans les années 1980 et 1990?
- Qu’est-ce que de tels souvenirs-écran nous montrent?
- Quelles personnes historiques, quels personnages littéraires sont sélectionnés pour exemplifier l’amitié franco-allemande et son histoire?
- Quelle place accorde-t-on aux ambivalences morales et esthétiques?
- Trouve-t-on vraiment une historisation de l’amitié franco-allemande, et notamment de sa phase initiale marquée par le silence(y compris les Persilscheine et le recrutement des anciens nazis par des services de renseignements)?
- Comment est-ce que le national se manifeste dans ce contexte transnational?
- Quelle place accorde-t-on aux les ressentiments: comment sont-ils évités ou, en revanche, réactivés?
- Quel rôle accorde-t-on à la traduction linguistique ainsi que culturelle?
- Quelle est la relation de la transnationalité franco-allemande aux réalités transnationales postmigratoires, postcoloniales et aux phénomènes sociaux comme genre et classe?
La conférence est envisagée comme évènement présentiel et aura lieu à l’Université d’Aix-la-Chapelle. Nous acceptons des contributions des domaines de la critique littéraire, théorie littéraire, médiologie et des études culturelles. Une édition des contributions est envisagée.
Les propositions de communications pour des communications de 25 minutes (environ 300 mots accompagnées d’une brève notice biographique) sont à envoyer – en français, allemand ou anglais – avant le 1 octobre 2022 à l’adresse suivante: t.vanassche@germlit.rwth-aachen.de. Notre réponse suit avant le 1 novembre 2022.