Dans le cadre du récent regain d’intérêt porté par les sciences humaines et sociales aux phénomènes d’écologie corporelle, l’Allemagne du début du XXe siècle sert fréquemment de référence historique ayant préparé (ou préfiguré) l’émergence, dans les pays occidentaux, de cultures physiques alternatives non tournées vers la compétition sportive et la production de performances.
Mouvement hétérogène de réforme par des voies apolitiques, la « réforme de la vie » [Lebensreform] et sa lutte contre de prétendues pathologies propres à la modernité (nervosité, dégénérescence, atomisation, arythmie des corps…) a en effet servi de cadre à l’émergence de véritables laboratoires sociaux, tels que le Monte Verità (colonie fondée dans le canton suisse italophone du Tessin par un groupe d’intellectuels et artistes bohème majoritairement allemands), au sein desquels ont été expérimentées de nombreuses pratiques corporelles à visée « régénérative » comme le jardinage nu, l’hydrothérapie, le logement dans des huttes d’air ou la danse collective en plein air, pratiques parmi lesquelles certaines ont, dès la période du Deutsches Reich, très rapidement « infiltré » le mainstream.
La concomitance en apparence contradictoire entre tendance générale à la dématérialisation grâce aux technologies numériques et résurgence manifeste du culte du corps et de la santé, la présence d’un corps conçu comme point d’intersections [Schnitt-Stelle ] ou comme frontière , parce qu’il peut être saisi à la fois sous l’angle de sa matérialité et de ce qui échappe à celle-ci, interrogent de nos jours tout particulièrement. Ces questionnements s’avèrent d’autant plus intéressants lorsqu’ils sont orientés vers l’Allemagne, le pays du marathon de Berlin (l’une des six manifestations du World Marathon Majors) et des innombrables clubs de course [Lauftreffs], et les pays germanophones, dans lesquels l’industrie du fitness, momentanément malmenée par la crise du COVID, connait un essor sans précédent depuis son émergence dans les années 70.
Outre-Rhin, comme dans de nombreux pays occidentaux, la mutation des cultures du corps se caractérise par des évolutions contradictoires entre, d’un côté, la recherche individualiste d’une optimisation de soi en réaction à la dérégulation du monde environnant ou sous l’influence des normes répandues par les réseaux sociaux et, de l’autre, une volonté éthique de type altruiste, qui s’exprime dans une « micro-écologie » du quotidien et du concret et vise à « prendre soin de soi, des autres et de la nature » à travers une réflexion sur nos gestes et leurs conséquences pour notre santé physique et psychique, pour autrui et l’avenir de notre planète.
Incontestables vecteurs de sociabilité et de construction d’identité, les pratiques corporelles du XXIe siècle peuvent être perçues par leurs adeptes comme le moyen d’atteindre, de son propre chef, le bien-être et l’« autosanté », d’accroître sa qualité de vie, ses performances et la maîtrise de soi, et de reprendre par là même le contrôle de son existence au niveau individuel (et plus rarement au niveau collectif).
Par opposition à l’auto-quantification et à la « mise en donnée » [Verdatung] qui domine actuellement l’univers des salles de sport et des applications sportives pour smartphones, certaines pratiques se conçoivent comme les outils d’un éveil sensoriel ou d’une expression individuelle libérée de toute injonction sociale, ou comme les manifestations d’une libération du corps permettant l’émergence d’une nouvelle conscience corporelle ou un élargissement de notre champ de conscience ordinaire.
Dans le sillon des études de genre ainsi que de leur analyse des structures et rapports sociaux de pouvoir, la question de la construction des identités et de la sexualisation des corps dans l’univers médiatique interfère avec l’ensemble de ces interrogations tout en ouvrant de nouvelles perspectives de réflexion qui contribuent, à leur manière, à alimenter le « body turn » diagnostiqué il y a quelques années par certains sociologues.
Le dossier, dont la parution est prévue au plus tard pour septembre 2023 dans le cadre du numéro 245 de la revue Allemagne d’aujourd’hui, aura pour objectif de nourrir la réflexion sur la place du corps et de ses représentations dans une société postmoderne et/ou tournée vers le posthumanisme, tout en présentant un aperçu de quelques évolutions majeures en termes de pratiques corporelles.
Résolument interdisciplinaire et contemporaine, la perspective de travail retenue croisera le point de vue de sociologues, de psychologues, de spécialistes d’ethnologie européenne [Volkskunde], d’histoire du sport, d’histoire culturelle, des études de genres, de sciences des médias, d’arts du spectacle et études théâtrales, de danse ou de littérature. Pour une meilleure diffusion au sein de la communauté scientifique francophone, les articles rendus en langue allemande seront traduits en français.
Pourront être abordés, par exemple sur la base d’études de terrain mais aussi d’analyses textuelles et de corpus médiatiques, des sujets aussi variés que (liste non exhaustive) : l’évolution récente du mouvement du fitness, les tendances à l'optimisation de soi, les mutations de la pratique sportive, des cultures vestimentaires, des pratiques liées au bronzage, au piercing et aux tatouages, l’essor du running, de l’« autosanté » et des écologies corporelles, la culture techno.
Les propositions (max. 400 mots), accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique sont attendues aux adresses suivantes : cecile.chamayou-kuhn@univ-lorraine.fr et olivier.hanse@univ-lorraine.fr avant le 30 novembre 2022.
Les articles finalisés devront nous être parvenus impérativement avant le jeudi 1er juin 2023 et ne dépasseront pas 40 000 signes.