Dans ce numéro, Clio souhaite historiciser le genre de la parole en interaction dans différents espaces sociaux, des plus intimes aux plus politiques. Il ne s’agit pas tant d’interroger le genre de la langue dans son ensemble : les recherches féministes et queer ont bien identifié le langage comme objet et moyen de production, transmission et naturalisation des rapports de domination symbolique mais aussi comme lieu et outil d’action. Il ne s’agit pas non plus d’explorer le genre de la voix, mais de prendre comme objet le genre des paroles et des personnes engagées dans l’échange, en s’appuyant sur les recherches linguistiques sur le genre, le renouveau de l’historiographie de la parole, l’ethnographie des conversations et la prise en compte du plurilinguisme de fait des sociétés présentes et passées, soit l’état d'une communauté qui utilise concurremment plusieurs langues selon le type de communication.
On peut penser d’abord à la prise de parole dans des contextes religieux à travers les âges. Les historien∙nes du fait religieux et des spiritualités ont montré l’imbrication du caractère pluriel de la parole et du genre de l’autorité qui y est attaché : les mystiques, qui entendent-ils/elles ? Dieu ? ; les possédées, possèdent-elles leur propre parole ? Ou est-ce le diable qui parle ? Quelle(s) langues parlent-elles ? La glossolalie des Shakers américain∙es (capacité d’inventer et de parler une langue en état de transe), la xénoglossie dont faisaient preuve des saintes et saints au Moyen Âge et les spirites du XIXe siècle (faculté de parler une langue existante sans l’avoir apprise) : s’agit-il d’un don de Dieu, d’un message d’un être défunt aimé ou de la trace d’une action malfaisante ?
Dans d’autres contextes, la parole a pu être invoquée comme garante de vérité. En droit, au-delà de la fonction performative de certains actes de parole, elle vient valider les actes écrits au sein de procédés ritualisés, tels qu’étudiés par l’anthropologie juridique comme le serment prêté oralement de celui qui s’engage à dire la vérité, la lecture à haute voix de l’arrêt de mort sur le lieu de l’exécution, ou encore la parole vernaculaire des justiciables faisant foi au sein des procédures judiciaires écrites. Une dimension rituelle caractérise plus généralement la parole « publique », qu’elle soit prononcée en famille, dans la rue ou au sein d’une institution, individuellement ou collectivement ; elle participe en cela d’une « théâtralité » ordinaire ou professionnelle de l’échange verbal qu’incarnent, parmi d’autres, le spectacle vivant, la chaire ou encore la harangue du tribun. La semonce de l’enfant fautif par le père de famille du XVIIe siècle, le sermon du missionnaire jésuite au Paraguay auprès des Indiens guarani ou encore la leçon du professeur d’université devant des étudiants, hommes jusqu’au XXe siècle, la font apparaître comme l’apanage de l’autorité masculine, de la Vérité et de la Raison, comme celle du crieur public se fait vecteur de l’annonce officielle.
Or, la parole publique peut aussi être collective, celle du peuple, aussi bien sollicitée (acclamer le roi, applaudir le président) que redoutée et contrôlée, par les autorités. C’est dans ce contexte que les études des manifestations de rue depuis le XIXe siècle (slogans, défilés, chants) ou sur la rumeur dans les sociétés anciennes ont pu souligner la rationalité de cette parole collective insubordonnée et son importance comme vecteur d’information : les femmes, dont les interactions sociales étaient considérés comme des commérages sans portée, jouaient en réalité un rôle structurant et utilisaient leur statut minoré pour jouir de marges d’action considérables car moins prises au sérieux par les gouvernants.
La focalisation sur la parole en contexte collectif/partagé invite à s’éloigner de « la » langue, au singulier, et ce à au moins trois égards. Saisir la parole vive permet d’abord d’appréhender le langage au-delà de ses normes écrites, qui certes informent la performance orale dans les sociétés de l’écrit. En second lieu, ce choix rend attentif à la situation d’énonciation et invite à s’interroger sur le genre des personnes engagées dans l’échange et sur ce que la parole fait au genre. Enfin, et peut-être plus important encore, le fait de prendre au sérieux la parole comme un objet à part entière, ouvre justement sur « l’entre-les-langues », la pluralité des langues et des variétés, des registres des accents sociaux et régionaux, qui de fait constitue la condition commune de la plupart des sociétés ; si la formation des langues nationales depuis le XVIIIe siècle européen semble y avoir introduit de l’uniformité, c’est plutôt une manière de constituer, à travers des politiques linguistiques ou non, la pluralité des langues en régime linguistique, avec ses hiérarchies médiatiques, fonctionnelles et symboliques, mais aussi avec des hiérarchies genrées qui restent trop peu étudiées.
Écouter les paroles, écouter les locuteurs et les locutrices, c’est donc une tentative non seulement d’entendre plusieurs langues mais aussi de saisir ce qui émerge, furtivement, entre celles-ci, que ce soit dans le passé ou aujourd’hui ; donner à voir une parole ainsi conçue fait porter le regard à ce qui est discontinu, contradictoire, éphémère, instable, d’autant plus qu’elle ne nous parvient du passé que par la médiation du document écrit ou visuel.
Les propositions peuvent porter sur toutes les périodes historiques et des terrains en Europe et hors Europe. On portera une attention particulière aux situations d’énonciation (formel/informel ; intime/publique/institutionnelle ; face-à-face individuel ou échanges au sein de groupes, la parole prononcé à la tribune…), aux conditions physiques de l’énonciation (disposition dans l’espace, postures corporelles, temps de parole, etc.), au genre des locuteurs et locutrices et à celui des paroles proférées (sont-elles qualifiées ou disqualifiées par les contemporain∙es des faits comme étant masculines ou féminines?), aux médiations et interactions entre oralité et écriture, aux limites des archives, écrites pour la plupart, etc.
Les propositions d’articles inédits en anglais, français, espagnol ou italien ou de comptes-rendus sont à envoyer pour le 1er mars 2023 à :
capucine.boidin@sorbonne-nouvelle.fr
ulrike.krampl@univ-tours.fr
chloe.tardivel@efrome.it
Elles devront comporter 4000 signes et présenter les sources, la problématique, les thématiques envisagées et la manière dont l’article s’insère dans l’historiographie. Elles seront accompagnées d’une bibliographie de 5 titres maximum et d’un court CV.
Avril 2023 : réponse aux auteurs et autrices sur les propositions envoyées (acceptation ou refus)
15 septembre 2023 : remise de la première version des articles (ils seront soumis à expertise interne et externe au comité de rédaction).
Février 2024 : acceptation définitive des articles après examen par les pairs
Automne 2024 : publication du numéro
Présentation des éditrices
Capucine Boidin est anthropologue, spécialiste des sociétés de langue tupi-guarani sur la longue durée (XVIe-XXIe siècle)
Ulrike Krampl est moderniste, spécialiste du plurilinguisme dans les sociétés française et européennes aux XVIIe et XVIIIe s.
Chloé Tardivel est médiéviste, spécialiste des pratiques langagières dans l’Italie de la fin du Moyen Âge