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Titel
Les intellectuels de gauche. Critique et consensus dans la Suisse d'après-guerre (1945-1968)


Autor(en)
Buclin, Hadrien
Erschienen
Lausanne 2019: Antipodes
Anzahl Seiten
525 S.
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Cyril Cordoba, Département d'Histoire contemporaine, Université de Fribourg

Cet ouvrage d’Hadrien Buclin, tiré de sa thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’Université de Lausanne, propose une histoire des intellectuels de gauche en Suisse, de la sortie de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux « années 68 ». Il procède pour cela en trois temps, en dressant le tableau de la situation politique dans l’immédiat après-guerre (Partie 1 : Espoirs et désillusions), au cours des années 1950 (Partie 2 : Au cœur de la Guerre froide) et enfin durant les prolégomènes de 1968 (Partie 3 : Nouvelle génération à gauche). Ce très riche travail représente une précieuse contribution à l’histoire culturelle de la Suisse durant la Guerre froide, en rendant compte avec nuance des débats qui ont animé le champ intellectuel helvétique pendant cette période. En guise de fil rouge, l’auteur démontre comment les intellectuels « organiques » (des autodidactes souvent issus du mouvement ouvrier) ont progressivement cédé leur place aux « experts » (généralement universitaires) au cours d’« un phénomène d’autonomisation des intellectuels de gauche » (p. 339).

Cette étude s’ouvre avec une définition de l’intellectuel comme un « producteur d’idées politiques diffusées publiquement à travers l’écrit » (p. 17), avant de passer à un Portrait de groupe (Partie liminaire), établissant une typologie divisée en quatre catégories et quatre générations. En guise de préambule, Hadrien Buclin rappelle également les spécificités de la scène intellectuelle suisse : son caractère très fragmentaire (selon les cantons et les régions linguistiques) ; l’absence d’un évènement fondateur légitimant l’engagement de grandes figures à gauche (telle l’affaire Dreyfus en France) ; et la proximité des intellectuels avec les forces conservatrices au pouvoir. Le lecteur non averti devra alors prendre garde de ne pas se laisser submerger par tous les noms de personnalités que l’historien mobilise pour appuyer son propos, en faisant pour cela appel aux nombreuses notices biographiques placées en fin d’ouvrage.

Dans la première partie du livre, Hadrien Buclin décrit la montée des tensions de la Guerre froide en Suisse, en passant en revue différents courants politiques de gauche : sociaux-démocrates, communistes proches du Parti suisse du Travail (PST), chrétiens de gauche et militants de la gauche radicale (bannière sous laquelle il regroupe – peut-être de manière trop rapide – les marxistes antistaliniens et les anarchistes). L’auteur revient alors sur les succès rencontrés par le PST dans l’immédiat après-guerre avant d’expliquer comment les espoirs placés en l’URSS se sont rapidement évaporés en suscitant une « vague de distanciation forte » (p. 133) vis-à-vis du modèle soviétique. Il rappelle également l’argument de poids que faisaient valoir les milieux chrétiens de gauche, en se réclamant « d’un ensemble de valeurs essentielles du camp occidental, celles de la tradition chrétienne, que les partisans de l’Ouest invoquaient souvent contre l’influence des athées de Moscou » (p. 146).

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Buclin retrace la montée en puissance de l’anticommunisme helvétique lors de la Guerre de Corée (1950–1953) et suite à l’intervention soviétique en Hongrie (1956). Dans ce climat maccarthyste où la défense spirituelle1 a été réactivée avec « l’appui de larges secteurs de l’establishment académique et de l’intelligentsia » (p. 224), les suspicions autour d’une potentielle infiltration communiste au sein de l’administration fédérale ont en effet entraîné la multiplication des attaques contre des personnalités soupçonnées de communisme, restreignant ainsi fortement leur liberté d’expression. L’auteur brosse ensuite le portrait d’une génération active dans des revues telles que Rencontre, Contacts et Clartés, c’est-à-dire surtout des Lausannois lettrés bientôt réunis par la mobilisation contre la guerre d’Algérie. Il y relate par ailleurs les succès rencontrés par le mouvement anti-atomique, bénéficiant du soutien de quelques universitaires.

Dans la troisième partie de l’étude, l’auteur s’intéresse à la période de détente qui a fait suite à la construction du mur de Berlin (1961) et la crise des missiles cubains (1962). Il y revient sur la nébuleuse gravitant autour de la revue non-conformiste Neutralität en Suisse alémanique et sur les débats quant à l’attitude de la Confédération durant la Deuxième Guerre mondiale, qui ont commencé à sérieusement écorner l’image de la neutralité helvétique. Hadrien Buclin rappelle aussi ici le caractère fractionnaire des mobilisations de 1968, qu’il attribue à l’élitisme et au conservatisme du monde universitaire suisse. Il évoque finalement la désaffection qui a touché à cette période le PST, au profit de divers mouvements maoïstes, trotskistes ou opéraïstes dans une période marquée par un clivage intergénérationnel entre les militants antifascistes de l’après-guerre et les groupes spontanéistes soixante-huitards.

À la lecture de cette somme passionnante, trois thématiques intiment liées se détachent. Il s’agit premièrement de la persistance, jusqu’au sommet de l’Etat, de sympathisants du fascisme et du nazisme, et des intellectuels liés à la droite autoritaire, qui ont gardé un rôle de premier plan sur la scène politique helvétique bien après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Beaucoup d’entre eux ont en effet conservés leur poste au sein du monde académique, des associations culturelles et des principaux organes de presse sans être inquiétés, sauf par quelques voix contestataires de gauche.

Deuxièmement, l’anticommunisme apparaît dans cet ouvrage comme le ciment d’un paysage politique suisse marqué par « un anti-intellectualisme présent de longue date au sein des milieux dirigeants helvétiques » (p. 235). Dans une société où des militants tels que Konrad Farner ont subi de multiples persécutions alimentées par la presse, la gauche radicale a été l’objet d’une répression qui contrastait fortement avec le traitement réservé à l’extrême droite.2

Troisièmement, la question anticoloniale et anti-impérialiste, que l’auteur décrit pour les années 1960 comme « une forme de compensation pour de jeunes militants évoluant dans une société helvétique qui paraissait figée dans l’immobilisme autosatisfait de la société d’abondance » (p. 387), semble avoir tenu une place importante, bien que non prépondérante, dans les débats de la gauche helvétique. À ce titre, Hadrien Buclin rappelle justement que les travailleurs étrangers, et en particulier les saisonniers, ont parfois été considérés comme une sorte de «tiers-monde de l’intérieur» (p. 403).

En conclusion, il ressort de cette étude l’image d’une réalité politique bien moins consensuelle qu’il n’y paraît, malgré le ralliement du Parti socialiste suisse à l’anticommunisme revendiqué de l’establishment, dans une stratégie de collaboration avec le bloc bourgeois qui a par ailleurs largement facilité son intégration institutionnelle. On aurait pu souhaiter qu’Hadrien Buclin intègre davantage les femmes intellectuelles suisses au cœur de son propos et non en marge de celui-ci (comme il le fait très bien avec les personnalités d’origine étrangère), mais ce serait diminuer son mérite d’avoir réalisé un impressionnant travail qui offre une indispensable et convaincante synthèse sur le paysage intellectuel suisse de l’après-guerre.

Notes:
1 Jorio Marco, Geistige Landesverteidigung, 23.11.2006, in: Historisches Lexikon der Schweiz, https://hls-dhs-dss.ch/de/articles/017426/2006-11-23/ (29.10.2019).
2 Voir à ce sujet : Carole Villiger, Usages de la violence en politique (1950-2000), Lausanne 2017.

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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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