Le terme de Lebensreform apparaît autour de 1900 en Allemagne pour désigner un ensemble hétérogène de mouvements sociaux réformateurs qui promeuvent l’adoption de modes de vie individuels simples, sains et proches d’une „nature“ comprise de manière très large. Pour les Lebensreformer, cette réforme individuelle (Selbstreform), qui doit permettre de rétablir une harmonie à l’échelle de l’individu, n’est jamais une fin en soi: elle doit résoudre les maux de la société industrielle et aboutir à une réforme sociale d’ampleur.
Depuis les travaux pionniers de Wolfgang Krabbe en 1974, la Lebensreform a attiré l’attention de nombreux·ses universitaires en et hors d’Allemagne. Cette journée d’étude se fonde sur les critères de définition et de classification établis par les premières recherches sur ces mouvements, que Bernd Wedemeyer-Kolwe rappelle ainsi: „Im Zentrum lebensreformerischer Praktiken standen Vegetarismus, Naturheilkunde, Körperkultur und Siedlungstätigkeiten. Ihre ideologischen Merkmale waren die Ausbildung monomaner Heilslehren und ein gnostisches Sendungsbewusstsein.“
Depuis les années 2000, les travaux menés sur la Lebensreform s’émancipent d’une perspective strictement allemande. Certain·es universitaires ont proposé une analyse de phénomènes similaires dans d’autres pays européens ou aux États-Unis, tandis que d’autres ont cherché à dépasser le cadre régional ou national en proposant notamment des approches comparatistes ou transnationales. Dans la lignée de ces réflexions, cette journée d’étude s’intéresse en premier lieu aux espaces germanophones, mais des contributions apportant des éclairages et des comparaisons avec des mouvements de réforme issus d’autres pays pourront être intégrées avec profit au dialogue que nous entendons mener.
L’ambition que se fixe cette journée d’étude est d’interroger l’espace de la Lebensreform non pas comme un simple cadre dans lequel les mouvements adviendraient mais comme une construction sociale à part entière, qui se forge et se déploie avec ces courants, dans un mouvement d’inter-définition. Cette journée se place en cela dans la dynamique du spatial turn qui, dans la lignée des travaux de Edward Soja, a permis de penser l’espace comme une donnée culturelle. Contrairement à une tendance déplorée ces dernières années par plusieurs chercheurs et chercheuses qui regrettent que cet élan perde en popularité, nous n’entendons pas traiter de l’espace comme un terme générique mais bien l’utiliser comme concept opératoire. Il s’agira en particulier de faire dialoguer les échelles et d’interroger les notions mises en avant dans le spatial turn: la frontière, le réseau, la carte, le lieu, entre autres. La Lebensreform propose en effet de nouveaux modes d’appropriation de l’espace, et est en retour profondément structurée par des territoires, en particulier par les mondes urbains dont sont majoritairement issus les Lebensreformer et qu’ils repensent, mais aussi par les espaces perçus comme „naturels“ ou „exotiques“, au cœur des projets et représentations des acteurs de la Lebensreform. Nous comprenons donc l’espace non pas comme une donnée topologique mais comme une construction, physique et mentale, mobilisant des corps, des bâtiments, des paysages et des représentations.
Cette journée d’étude se concentrera sur la période allant du milieu du XIXe siècle au milieu des années 1930 et s’organisera selon quatre axes. Les contributions pourront s’inscrire dans un de ces axes mais il serait aussi bienvenu qu’elles mettent en regard plusieurs de ces thématiques:
Axe 1:
Les transformations qu’instituent les Lebensreformer se traduisent par une relation spécifique à l’espace, et ce à un niveau très local. Cet intérêt pour la grande échelle, dans une optique de microhistoire inspirée de la microstoria italienne et d’histoire des cultures matérielles, permet de mettre en lumière l’organisation concrète et la structuration des espaces du quotidien. L’aménagement spatial des colonies réformatrices pourrait ainsi être analysé et cartographié, de même que l’implantation et la structuration interne des premiers commerces alimentaires végétariens, par exemple. L’organisation très matérielle du nudisme peut aussi s’inscrire dans ces ambitions micro-locales et permet de saisir l’influence de l’espace sur la pratique: où peut-on pratiquer ce rapport nouveau au corps et à la nature, où et comment les acteurs peuvent-ils se déshabiller, les espaces de nudisme sont-ils clos, quelles contraintes topographiques rencontrent les acteurs et en quoi ces éléments modifient-ils leur pratique?
Axe 2:
Un grand nombre de réformateurs concentre son attention sur l’espace national et sa délimitation. Néanmoins, les échelles locales, nationales et internationales sont, dans certains cas, repensées et réarticulées au sein des mouvements de la Lebensreform afin de favoriser la circulation et la diffusion de leurs idées et de leurs pratiques. Les colonies réformatrices telles que le Monte Verità (Ascona), de même que le regroupement d’associations réformatrices au sein de confédérations parfois transfrontalières voire internationales, ont joué un rôle déterminant dans ce processus d’élargissement des frontières de l’espace réformateur et réformé. Cette journée d’étude souhaite enquêter sur les phénomènes de circulation et d’échange entre les réformateurs de différents pays et poser la question des répercussions de ces positionnements sur la manière dont ces acteurs conçoivent l’espace.
Axe 3:
Ces différents modes d’appropriation de l’espace se déclinent aussi selon des temporalités qu’il convient d’interroger. Certaines pratiques supposent en effet une conception itinérante des espaces, ce qui engendre des liens complexes et riches entre les acteurs et les territoires et lieux traversés. Dans la randonnée, par exemple, l’identité même des excursionnistes est définie par les espaces parcourus et leur appropriation temporaire. De même, des pratiques festives et ponctuelles, récurrentes ou non, jalonnent le temps dans lequel se déploient les mouvements de la Lebensreform. Ainsi, les célébrations d’octobre 1913 sur le Haut Meißner (Hesse) organisées par des associations réformatrices de la jeunesse allemande regroupent un grand nombre de personnes qui occupent ce lieu plusieurs jours par de l’habitat temporaire, des jeux, danses, chants et discours. Une autre pratique populaire au sein des mouvements de la Lebensreform consiste à célébrer les solstices (les 21 décembre et 21 juin) par de grandes „fêtes de la lumière“. Ces différentes modalités temporaires et itinérantes de l’appropriation des espaces permettent de penser le rapport qu’entretient la nébuleuse de la Lebensreform avec l’espace sous un aspect dynamique et protéiforme.
Axe 4:
La Lebensreform est intimement liée à la notion d’utopie, de nombreux mouvements réformateurs ayant produit des espaces par définition non localisés, au sein desquels les maux de la société industrielle se trouveraient résolus. Mais ils ont également donné naissance à ce que Michel Foucault appelle des hétérotopies, „des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables“. Nous souhaiterions aborder cette question à partir des fantasmes de régénération projetés sur l’espace colonial ainsi qu’à l’exemple des colonies réformatrices fondées en Europe comme en outre-mer. Il s’agirait d’interroger le rapport que ces „niches“ entretiennent avec l’espace dont elles entendent se distinguer: offrent-elles la possibilité de fuir la société, de se retirer du monde ou permettent-elles au contraire de se décentrer, d’infléchir son regard, de se repenser pour y retourner? Dans le prolongement de ces questions, nous souhaiterions réfléchir à la conception spécifique du temps au sein de ces espaces.
Au regard des objets de recherche qu’offre la Lebensreform et dans le prolongement des travaux menés depuis les années 1990, cette journée d’étude accordera une place centrale à l’interdisciplinarité. Les approches issues de la géographie, de l’histoire, de la philosophie, de l’économie et des STAPS seront notamment les bienvenues. De plus, cette journée d’étude entend contribuer à approfondir le dialogue universitaire international sur les mouvements de la Lebensreform et à faire communiquer des traditions de recherche souvent nationales. Elle s’adresse à de jeunes chercheur·es, doctorant·es, postdoctorant·es et jeunes docteur·es.
Modalités de soumission
Les propositions de communication, attendues pour le 15 juin 2022, sont à envoyer à l’adresse je.lebensreform@gmail.com. Elles comprendront les coordonnées institutionnelles, un intitulé et un résumé de la communication et une courte notice biographique de l’auteur·rice (entre 2.000 et 3.000 signes). Chaque communication durera une vingtaine de minutes et sera suivie d’une discussion (15–20 minutes). Les communications pourront être rédigées en français, allemand et anglais, une maîtrise au moins passive est attendue dans ces langues. Une prise en charge des frais de transport et d’hébergement est prévue, dans la limite de 150€. Les modalités seront indiquées aux personnes dont les contributions seront retenues.
Comité scientifique
Arnaud Baubérot (univ. Paris-Est Créteil)
Julia Hauser (Univ. Kassel)
Bernd Wedemeyer-Kolwe (Niedersächsisches Institut für Sportgeschichte)