Les Alpes ont toujours été un lieu d’intenses échanges et de transferts transfrontaliers. Leurs vallées profondes et leurs hauts sommets constituent un obstacle géographique que seules des prouesses techniques permettent de surmonter. La croissance économique déclenchée par l'industrialisation ainsi que les changements sociaux qu’elle a provoqués ont entraîné un besoin de désenclavement des régions montagneuses, jusqu’alors très souvent inaccessibles, et leur intégration à différentes chaînes de production de valeur. Les Alpes sont alors devenues un espace technologique posant de nombreux défis aux communautés locales, aux ingénieur·e·s, aux architectes et aux planificateur·rice·s des transports. Cette situation a fréquemment créé une certaine compétition autour des ressources de l’espace alpin, entraînant ainsi des conflits entre des pays, des régions et des villages, ou, au contraire, elle a donné lieu à des stratégies communes d’exploitation. L'histoire de cette chaîne de montagnes au cœur de l’Europe est donc une histoire transnationale qui met en lumière un réseau de centres et de périphéries, formant une macro-région largement interconnectée, dépassant les frontières nationales et, en cela, elle soulève la question de la pertinence des catégories liées à l’Etat-nation.
L'approche transnationale proposée par ce numéro thématique de la revue traverse invite à croiser des lectures historiques. L'accent est mis sur l'histoire des innovations technologiques face aux défis naturels et sur l’interaction diachronique de ces innovations avec la nature et la société. Nous nous intéressons particulièrement aux infrastructures de montagne (barrages, systèmes de transport, infrastructures touristiques, constructions militaires, etc.) et à leur architecture, aux connaissances et aux technologies développées dans le „laboratoire expérimental des Alpes“ et à leur circulation entre les régions des pays alpins, mais aussi vers d’autres régions de montagne. En examinant la manière dont les projets de construction et la topographie ou la biosphère alpines se sont mutuellement influencés, cette étude aborde également l’histoire environnementale qui implique l'interrelation complexe entre l'homme et la nature. En outre, la réalisation de ces infrastructures invite à prendre en compte les enjeux économiques et sociaux de ces chantiers.
Parmi les multiples interrogations suscitées par une enquête sur l’histoire des infrastructures et des architectures de la région alpine, nous souhaiterions privilégier les questions suivantes : Quels secteurs économiques et technologiques se sont implantés dans des vallées alpines autrefois reculées et sur les sommets des montagnes environnantes? Dans quelle mesure ont-ils été envahissants et au prix de quelles conséquences sociales et écologiques? Comment les grands chantiers pour la construction de ces infrastructures ont transformé les communautés locales à la suite des migrations d’ouvriers et d’une main-d’œuvre spécialisée? Face à ces projets, quel a été le rôle des initiatives de conservation de la nature qui ont freiné, dans certaines régions alpines, l'avancée des nouvelles infrastructures, poursuivant plutôt des visions alternatives afin de préserver les paysages existants? Comment les conditions environnementales ont-elles affecté la construction et l'entretien, notamment des voies de circulation et de transport, des fortifications, des installations pour le stockage des ressources ou des stations de mesure et de transmission? Quels savoirs spécifiques ont été produits dans ce contexte et comment ont-ils circulé? Comment les Alpes sont-elles devenues un champ d’expérimentation pour l’architecture et l’ingénierie? Quel a été le rapport entre innovation et tradition à cet égard?
Ce numéro de Traverse vise donc à concevoir les Alpes en tant qu’espace transnational que les hommes et les femmes n’ont cessé de vouloir surmonter, d’exploiter, de conquérir et même de valoriser en créant de nouvelles infrastructures. Même si ces réalisations ont connu une croissance inédite à partir des dernières décennies du XIXe siècle et que leur mise en œuvre y a été particulièrement rapide, les propositions d’articles concernant les périodes précédentes sont les bienvenues. Seule une approche de longue durée permet de comprendre les enjeux technologiques, sociaux et culturels soulevés par la conquête, l’exploitation, le franchissement et même la valorisation de l’espace alpin.