Dans l’histoire des sciences, le champ des sciences humaines a rarement été étudié dans sa globalité. Partis de cette constatation, les éditeurs scientifiques de ce volume ont souhaité ouvrir la voie à une approche comparative et interdisciplinaire de l’histoire des humanités par une série de colloques organisés à l’Université d’Amsterdam. La première rencontre, consacrée à l’époque de la Renaissance et au début de l’époque moderne, s’est tenue du 23 au 25 octobre 2008 et a débouché sur la publication du présent volume. Le colloque suivant, consacré à la transition vers l’époque moderne dans les espaces européens et extra-européens, a eu lieu en octobre 2010. Entre-temps, l’un des organisateurs du colloque, Rens Bod, a publié une histoire des sciences humaines de l’Antiquité à nos jours.1
Alors que la plupart des études d’ensemble publiées dans le domaine de l’histoire des humanités se restreignent à une discipline particulière considérée dans une aire culturelle spécifique, les chercheurs réunis lors de ces rencontres soulignent la nécessité de renouveler les méthodes d’approche, de considérer les interrelations entre l’ensemble des disciplines scientifiques concernées et d’adopter une perspective globale qui prennent en compte des champs géographiques et culturels divers. L’histoire des humanités au début de l’époque moderne montre clairement les dangers de l’illusion rétrospective qui constituerait à projeter dans le passé les découpages disciplinaires tels que nous les connaissons actuellement, et plusieurs contributions soulignent l’absence de frontière nette entre sciences de la nature et sciences humaines à cette époque. Il s’agit donc de placer au centre de la réflexion la question de la constitution des disciplines et des différents facteurs en jeu dans l’évolution de leur définition et de leurs frontières.
Les contributions réunies sous le titre général The Making of the Humanities couvrent un vaste ensemble de disciplines, de l’histoire de l’art à la poétique et de la musicologie à la philologie, proposent différentes méthodes d’approche, prennent en compte les facteurs internes (méthodologiques) et externes (socio-culturels) d’évolution des disciplines et contribuent à la théorisation des problèmes méthodologiques qui se posent à l’historien des humanités.
Les questions théoriques et méthodologiques sont au cœur de la première partie (« The Humanities versus the Sciences »). Michiel Leezenberg (« How Comparative Should a Comparative History Be ? The Case of the Dutch Spinoza Circle ») rappelle que la distinction entre sciences et humanités ne s’est élaborée que progressivement et ne s’est stabilisée qu’autour de 1800. Evoquant le passage du latin aux langues vernaculaires et de la dette du cercle de Spinoza à l’égard de la pensée arabe, il montre le rôle des langues spécifiques et l’importance des conceptions du langage dans la formation et l’évolution des systèmes de connaissances. Cynthia M. Pyle (« Bridging the Gap. A Different View of Renaissance Humanism and Science ») attire l’attention sur différentes formes de convergence entre humanisme et science ; elles témoignent selon elle de l’aptitude des hommes de la Renaissance à résoudre le problème de la coexistence de « deux cultures » fondées l’une sur un mode de pensée plus métaphorique, l’autre sur un mode de pensée plus analytique. H. Floris Cohen (« Music as Science and as Art. The Sixteenth/Seventeenth-Century Destruction of Cosmic Harmony ») rappelle que la production, la discussion et la disqualification de l’idée d’harmonie cosmique, événements intellectuels majeurs au début de l’époque moderne, reposèrent sur des fondements intellectuels relevant autant des sciences exactes que des humanités.
Dans la deuxième partie du volume (« The Visual Arts as Liberal Arts »), Ingrid Rowland (« Representing the World ») souligne que la représentation du monde était un but commun aux sciences et aux humanités et évoque la fonction de transmission d’informations et de modes de pensée endossée par les beaux-arts. Marieke van den Doel (« Ficino, Diacceto and Michelangelo’s Presentation Drawings ») montre comment Michel Ange traduisit en image des idées néoplatoniciennes sur la mélancolie, l’amour et l’inspiration artistique. Cette démarche s’accordait avec les théories de Ficin qui, faisant de la vue et de l’imagination des moyens d’accès au divin, contribuèrent à élever la peinture du statut d’artisanat à la hauteur d’un art libéral. Thijs Weststeijn (« "Signs that Signify by Themselves". Writing with Images in the Seventeenth Century ») étudie les débats du XVIIe siècle sur les écritures pictographiques : à l’intersection entre arts visuels et étude du langage, ils eurent des répercussions sur les conceptions de l’histoire du monde et débouchèrent sur l’utopie d’un langage pictographique comme voie d’accès à la connaissance et à l’harmonie universelles.
La troisième partie (« Humanism and Heresy ») évoque le cadre de développement des humanités posé par l’Eglise catholique. Hilary Gatti (« Giordano Bruno and Metaphor ») étudie les conceptions de Giordano Bruno sur la métaphore, présentée par lui tantôt comme opposée à la vérité scientifique, tantôt comme un équivalent du mode de pensée de ce que nous nommons les humanités. Niant toute division stricte entre les disciplines et les genres, il conçoit la métaphore comme un moyen humain de progresser vers une vérité qui serait idéalement exprimée de manière directe. Bernward Schmidt (« "In Erudition There Is No Heresy". The Humanities in Baroque Rome ») montre que malgré leur étroite dépendance à l’égard de l’Eglise, les institutions savantes de la Rome baroque, par leur pluralité, permettaient une véritable diversité d’opinions. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les érudits faisaient preuve d’une « double loyauté », envers la Curie et envers la République des lettres, et la Curie romaine fonctionnait comme un lieu d’échanges entre cultures européennes.
Dans la quatrième partie (« Linguistic and Poetics »), Juliette A. Groenland (« Humanism in the Classroom, a Reassessment ») analyse le cas de Joannes Murmellius (env. 1480-1517), pédagogue humaniste qui s’efforça de réformer le système traditionnel de l’enseignement scolastique en y introduisant de nouvelles méthodes. Cesc Esteve (« Origins and Principles. The History of Poetry in Early Modern Literary Criticism ») décrit l’évolution qui mène des artes poeticae et de la recherche des origines vers l’histoire littéraire à travers un processus général de redéfinition des relations entre histoire et philosophie. P.M. Mehtonen (« Transitional Texts and Emerging Linguistic Self-Awareness. Literary Study in the Late Eighteenth Century ») observe la préhistoire du « linguistic turn » du XXe siècle dans les études littéraires au XVIIIe siècle. Elle analyse l’Aesthetica d’Alexander Baumgarten et la Philosophy of Rhetoric de George Campbell comme des textes de transition vers la Literaturwissenschaft.
Dans la cinquième partie (« Linguists and Logicians »), David Cram (« The Changing Relations between Grammar, Rhetoric and Music in the Early Modern Period ») montre que le déplacement de la musique du quadrivium au trivium résulte de processus complexes qui impliquent l’ensemble des disciplines et va de pair avec une nouvelle répartition entre les sciences humaines et les autres sciences. Jaap Maat (« The Artes Sermocinales in Times of Adversity. How Grammar, Logic and Rhetoric Survived in the Seventeenth Century ») souligne la capacité de la grammaire, de la logique et de la rhétorique à se maintenir au-delà du XVIIe siècle malgré les remises en question provoquées par l’essor des sciences naturelles et l’émergence de nouvelles approches dans l’étude des langues.
Dans la sixième partie (« Philology and Philosophy »), Már Jónsson (« Manuscript Hunting and the Challenge of Textual Variance in Late Seventeenth-Century Icelandic Studies ») évoque l’exemple du Danemark et de la Norvège à la fin du XVIIe siècle et l’activité érudite d’Arnas Magnaeus, pour souligner le rôle joué par des questions de collecte et d’édition de textes dans le développement de différentes disciplines. Piet Steenbakkers (« Spinoza in the History of Biblical Scholarship ») pose la question de la contribution de Spinoza à l’évolution des études bibliques. Martine Pécharman (« The "Rules of Critique". Richard Simon and Antoine Arnauld ») expose les questions soulevées aux XVIe et XVIIe siècles dans le domaine de la critique textuelle de la Bible et confronte la méthode « universaliste » d’Antoine Arnauld et l’approche « textualiste » et historique de Richard Simon.
La septième partie du recueil (« The History of History ») porte sur l’historiographie. Jacques Bos (« Framing a New Mode of Historical Experience. The Renaissance Historiography of Machiavelli and Guicciardini ») voit dans les écrits de Machiavel et de Guicciardini les témoins d’une étape cruciale dans le développement d’une conscience historique moderne. Le XVIe siècle apparaît comme un tournant dans l’évolution de l’historiographie comparable à celui du XIXe siècle. Wouter J. Hanegraaf (« Philosophy’s Shadow. Jacob Brucker and the History of Thought ») montre comment des auteurs protestants allemands comme Jacob Brucker fondèrent l’histoire de la philosophie en la distinguant de la révélation biblique et de la superstition païenne.
Si l’apport scientifique des contributions de cet ouvrage est inégal, on peut leur reconnaître le mérite de mettre en évidence l’unité du champ des sciences humaines au début de l’époque moderne, les liens entre des domaines du savoir aujourd’hui séparés et la nécessité d’envisager l’histoire des sciences humaines dans la longue durée.
Note:
1 Rens Bod, De vergeten wetenschappen. Een geschiedenis van de humaniora, Amsterdam 2010.