Tourner (autour d’)un film sanitaire : Regards, lectures, analyses

Tourner (autour d’)un film sanitaire : Regards, lectures, analyses

Organisatoren
Christian Bonah, IRIST, Université de Strasbourg; Vincent Lowy, EA 3402, Université de Strasbourg; Anja Laukötter, Max-Plank-Institut für Bildungsforschung, Berlin
Ort
Strasbourg
Land
France
Vom - Bis
10.06.2010 - 11.06.2010
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Von
Aurore Lüscher, Institut universitaire d'histoire de la médecine et de la santé publique/Section d'histoire et esthétique du cinéma, Université de Lausanne

« Tourner (autour d’) un film sanitaire : Regards, lectures, analyses ». Tel était le programme des troisièmes journées d’études du programme du GIS Monde Germanique « Histoire du film médical et sanitaire en France et en Allemagne : recherche, enseignement et propagande, 1895-1960 », lesquelles ont eu lieu les 10 et 11 juin 2010 au DHVS à l’Hôpital Civil de l’Université de Strasbourg. Dans la lignée des workshops interdisciplinaires organisés à Strasbourg puis à Berlin en juin et octobre 2009, qui tous deux déjà interrogeaient l’utilisation du film comme source pour l’histoire médicale1, ces deux journées d’étude étaient organisées par Christian Bonah, Vincent Lowy et Anja Laukötter.

La particularité de cette édition était de croiser les différentes contributions des intervenants autour d’une source spécifique, Feind im Blut / L’ennemi dans le sang, film commandé par la société suisse Praesens et réalisé par le cinéaste d’avant-garde allemand Walter Ruttmann en 1931. Se centrer ainsi sur une seule œuvre qui mêle aussi bien un souci de propagande sanitaire anti-syphilis qu’une recherche formelle propre aux milieux artistiques allemands de la période permettait de rayonner sur des thématiques très diverses, ce que reflétait le choix des intervenants, issus de champs d’étude variés.

Les organisateurs du colloque ont d’abord présenté de manière synthétique la figure complexe de Ruttmann - lequel s’est intéressé tant au cinéma qu’à l’architecture, à la peinture ou à la musique -, et ont introduit les problèmes de définition qu’induit la notion de « film médical ». En effet, bien que les historiens des sciences commencent à s’intéresser de plus en plus à ce type de source longtemps laissée dans l’ombre, les études touchant au cinéma « scientifique » ne prennent que rarement en compte certains pans entiers de cette production, comme le cinéma sanitaire, pour quelques fois même ne s’attacher qu’à la fiction. Il conviendrait donc de mieux cerner les mécanismes de production, de diffusion et de réception de ces diverses œuvres et surtout de systématiser les recherches autour de la question en travaillant non pas sur quelques œuvres éparses mais sur un corpus plus général. Vaste projet en commun vers lequel tendent les organisateurs, mais qui bien sûr ne peut se mener qu’à long terme et ne pouvait donc être le sujet des présentes journées.

Les communications des participants à ces journées d’étude se sont rattachées principalement à l’analyse des représentations et du propos dans le film de Ruttmann, qui ont pu être liées à d’autres réflexions sur le medium film et son, ceci complété par des approches concernant la circulation et la réception du film hors-Allemagne.

Ainsi, Vincent Lowy, Christian Bonah et Joël Danet ont tous trois articulé leur présentation autour de la représentation de la ville.

En présentant les liens de ce film avec le tournant réaliste dans l’esthétique du cinéma de Weimar, VINCENT LOWY (Strasbourg) a montré que malgré les influences de mouvements comme le futurisme, le dadaïsme puis le surréalisme combinés aux recherches formelles au cinéma comme dans les autres arts visuels dans les années 1920 qui valorisent le rythme nouveau de la modernité et du mode de vie citadin, la ville est néanmoins souvent présentée comme le lieu de toutes les tentations et toutes les perversions. Ainsi, la « ville mauvaise » est un topique cinématographique récurrent dans l’entre-deux guerres. Cependant, le film associe cette esthétique dite réaliste aux effets de montage typiques du cinéma d’avant-garde de l’entre-deux guerres, qui ont progressivement été intégrés dans le cinéma dominant. Ces effets n’ont pas de visée politique, comme dans le cas du cinéma de Vertov par exemple, il s’agit avant tout d’un exercice de style tendant à rendre compte du rythme trépidant de la ville moderne.

L’étude de CHRISTIAN BONAH (Strasbourg) a permis de faire encore ressortir l’ambiguïté des représentations de la ville, puisque le chercheur a montré en quoi il était néanmoins possible d’observer une vision positive de la ville dans Feind im Blut. En introduisant son propos par un bref historique de la syphilis, il a indiqué qu’après le message culpabilisant sanctionnant la faute personnelle, les films éducatifs puritains et moralisateurs ou encore les visions d’horreur mettant en garde le spectateur par leur seule monstruosité, les films sanitaires traitant de cette maladie passent à un type de productions beaucoup plus pragmatique et explicatif2. Dans le film de Ruttmann la révolution médicale ainsi que les armes pour combattre la maladie sont clairement mis en scène et, s’il n’est nullement question d’éradiquer la maladie, on indique très précisément comment la prévenir et surtout comment la soigner. Cette recherche et cette médecine désincarnées présentent un côté très systémique et mécanique ; cependant, et Christian Bonah fait ressortir ici la face positive de la représentation de la ville, ce système tayloriste présente néanmoins un visage humain, puisqu’il s’agit d’une systématisation attentive à l’individu et non d’une « massification ». L’insistance sur la discrétion de la prise en charge montre que l’anonymat citadin est ici valorisé, puisque dans le cas d’une maladie honteuse comme la syphilis il permet une absence de stigmatisation bienvenue. Le message sanitaire n’est donc pas moralisateur, mais simplement pragmatique : la révolution médicale et thérapeutique doit être surtout une révolution des comportements, induite par la diffusion de l’information des circonstances de contamination et des modalités de prise en charge de la maladie.

JOËL DANET (Strasbourg) a pour sa part articulé ces aspects a priori contradictoires de la ville représentée. Le chercheur a souligné que le choix de Ruttmann, connu pour Berlin: Die Symphonie der Großstadt (1927), pour un film qui a la ville comme cadre n’était pas innocent. Celle-ci était un vecteur important dans le cas de la syphilis, et la représentation qui s’en dégage a priori dans Feind im Blut rejoint les lieux communs dégradants qu’a présentés Vincent Lowy. Cependant, et Joël Danet rejoint ici Christian Bonah, cette représentation dégradante est en fait doublée d’un propos pragmatique et non-moralisateur ; ce regard neutre et apolitique (un mode qui été critiqué par quelqu’un comme Kracauer pour le désengagement qu’il suppose) permet ici de dédramatiser la maladie et d’exposer les rouages d’une nouvelle médecine moderne pour citoyens avertis. Ainsi, la foule urbaine composée d’hommes et de femmes responsables, dont les choix sont compatibles avec le divertissement sous Weimar, reprend la vision positive et vivante de la ville baudelairienne. Si l’imagerie topique est donc bien celle de la ville mauvaise, il est intéressant de noter que le propos retourne ces lieux communs pour mettre en valeur la responsabilisation de la foule et le nouveau dispositif de prise en charge qu’offre la ville.

Toujours dans les études de représentations, ANNE MASSERAN (Strasbourg) a apporté la perspective des gender studies sur Feind im Blut ; son étude a montré que la classe sociale plus que le genre est déterminante dans les variations de représentations et les valeurs qu’elles portent. Les niveaux de savoir et d’éducation des différents personnages auront une influence cruciale sur leurs choix sanitaires ; il en ressort que le repli sur la sphère privée, l’inadaptation à la société contemporaine mais surtout l’ignorance peuvent être des vecteurs de la maladie tout autant que les conduites « immorales ». Ainsi, un des personnages les plus valorisés, malgré le fait qu’il soit presque amené à se prostituer pour cause de conditions précaires, est celui qui représente la femme moderne, instruite, décente, à la mode, et surtout responsable. En conclusion de cette présentation, la chercheuse et l’assistance ont relevé que l’insistance de Feind im Blut sur l’importance de l’instruction et la responsabilisation de la population a pu être relativement problématique quant à la réception du film lors de sa sortie. En effet, selon le propos qui y est développé, les femmes perdues le sont autant pour l’éducation que pour la santé ; voilà qui remet sérieusement en question l’efficacité d’un film sanitaire si un des publics-cibles est d’emblée présenté comme non-éducable !

ANJA LAUKÖTTER (Berlin) s’est intéressée à la façon dont la maladie est médiatisée à travers les moulages et le dispositif cinématographique. Les moulages médicaux, en trois dimensions, sont un procédé de reproduction mécanique qui sert avant tout à fixer la matérialité – et donc à inscrire l’« objectivité » - d’une affection ou d’une pathologie qu’on isole par la même occasion. Le souci sanitaire de montrer crument les symptômes d’affections comme la syphilis est doublé d’une fascination populaire pour ces modèles qui permettent la visualisation de parties intimes du corps humain. La chercheuse a cependant souligné que même si l’objet garde forcément un aspect purement attractionnel, le mode horrifique n’est pas uniquement gratuit mais comporte une visée éducative. Il est possible de retrouver des références explicites à ces techniques de propagande sanitaire dans Feind im Blut. Ainsi, le spectateur peut voir (et imiter passivement) les personnages des étudiants se passer les moulages dans l’auditoire et prendre le temps de les observer individuellement, tout en écoutant les explications du professeur à leur propos. Ceux-ci sont exécutés de la meilleure manière, et ont donc une part artistique en plus de leur visée pédagogique… tout comme le film sanitaire. Mais plus largement, le medium film lui-même fonctionne sur le même mode de documentation / attraction que les moulages puisqu’il est également une technique de reproduction mécanique (moulage et film sont d’ailleurs mis en connexion par le montage) ! Le propos d’Anja Laukötter n’était donc pas de réduire le film à ces moulages, mais bien de penser à la matérialité de ces mediums qui par leur essence même offrent une certaine image du corps.

Dans une autre étude liée au medium cinématographique, MARION TENDAM (Giessen) a quant à elle étudié le rapport particulier entre l’image et le son dans Feind im Blut, lequel se situe au moment charnière qu’est le début du cinéma sonore.3. A travers ses premiers films sonores ainsi que sa pièce radiophonique Week-end (1930), on peut observer que Ruttmann cherche très vite à explorer les multiples possibilités du son au cinéma, dans l’idée de renforcer les images par le son ou d’utiliser celui-ci comme contrepoint au visuel ; de plus, en 1930, Ruttmann a été engagé pour travailler sur le premier film sonore du Français Abel Gance, lui aussi toujours friand de nouvelles expérimentations techniques. Après avoir analysé le montage sonore et musical dans la séquence de night-clubs, la chercheuse s’est intéressée à la question des voix et des bruits. La voix explicative présente au long du film ainsi que les dialogues qui semblent tronqués et la diction non-naturelle des personnages reflètent tant le statut générique problématique de ce film sanitaire qui oscille entre documentaire et fiction que les problèmes techniques et la probable médiocre maîtrise du son des débuts du cinéma sonore. Enfin, les bruits de fond sont utilisés pour créer des atmosphères spécifiques et catégoriser certains milieux sociaux, en plus d’être des jeux formels sur le rythme créé par l’ordonnancement particulier de ces bruits issus de la rue et du monde du travail. Ainsi, si l’on repère bien un travail sur l’organisation rythmique des sons et les relations de contrepoint son / image, celles-ci restent dans le cadre d’un naturalisme grand-public fonctionnant selon les règles fictionnelles du cinéma institutionnel dominant.

Pour sa communication, THIERRY LEFEBVRE (Paris) s’est concentré sur les circuits de distribution, la circulation et la réception du film de Ruttmann à Paris, en basant essentiellement ses recherches sur la presse de l’époque. Après avoir brièvement évoqué le contexte de propagande anti-syphilis dans la France des années 1920, le chercheur a présenté les spécificités de la version française de Feind im Blut, puis analysé les problèmes de qualification générique du film mis en lien avec sa réception relativement mitigée par les spectateurs parisiens. Alors même qu’il s’agit clairement d’une fiction (prévue pour le grand public, ce qui n’exclut pas les autres circuits), l’aspect documentaire de Feind im Blut est systématiquement mis en avant dans la presse ; cette indétermination générique a probablement contribué à le desservir auprès du public. De plus, la promotion le présente comme un film sulfureux, et il passe alors dans une salle spécialisée fortement connotée, mais cette diffusion orientée n’a visiblement pas atteint son but. Thierry Lefebvre a fait ressortir des différentes remarques de lecteurs trouvées dans les journaux tant généralistes que spécialisés de l’époque que le décalage entre la visée sanitaire de ce film de fiction et sa présentation sulfureuse au statut générique flou a visiblement dérouté les spectateurs et les critiques. En conclusion, le chercheur a bien rappelé qu’il convient d’être circonspect lors d’un tel travail sur la réception, puisque les sources utilisées ici ne fournissent surtout que les avis des critiques ; leur réception peut être très différente de celle du public d’époque, dont il reste peu de traces.

Pour sa part, BARBARA WURM (Bâle) avait prévu d’analyser la réception de Feind im Blut en Russie, mais vu le peu de sources russes sur la question disponibles en Allemagne, la chercheuse a préféré étudier plus largement les liens formels de ce film et de Ruttmann avec les cinéastes soviétiques de la même époque, ainsi que les films sanitaires anti-syphilis en URSS. En 1929, Ruttmann est très présent dans la presse russe, car il est l’un des quelques réalisateurs étrangers réellement pris au sérieux sur le plan artistique ; au niveau de la forme, mais non du fond bien sûr, il est presque systématiquement mis en concurrence avec Dziga Vertov. Il était prévu que le réalisateur allemand tourne trois films en Union Soviétique en 1931, projets non concrétisés cependant. Comme indiqué précédemment, les campagnes de lutte contre la syphilis sont jugées très importantes au niveau politique dans les années 1920 et les films sanitaires traitant de cette question sont également largement répandus en Union Soviétique. La chercheuse a donc présenté et commenté certains films de réalisateurs soviétiques majeurs, tels Poudovkine ou Eisenstein, qui tout comme Ruttmann se sont intéressés à ce type de productions. Elle a également présenté des œuvres de cinéastes moins connus, comme Fedorchenko ou Uman’skij, tout en reliant le traitement de l’un ou l’autre film à la tradition onirique surréaliste ou au mode de présentation didactique et pragmatique dont il a été question à propos de Feind im Blut, repérant au final une certaine circulation de motifs typiques des films de prévention sanitaire à travers quelques œuvres de fiction.

Nous pouvons retenir de ces deux journées que la problématique générale proposée, « Tourner (autour d’) un film sanitaire », permettait de sortir de l’approche traditionnelle du cinéma que l’historienne Michèle Lagny nomme « l’histoire-panthéon » - centrée presque uniquement sur les grandes œuvres et les grands auteurs de fiction - pour s’intéresser à toute production cinématographique. Ainsi, certaines œuvres relativement marginales, certains objets filmiques instables comme Feind im Blut, aux pistes narratives éclatées et à la catégorie générique flottante, se révèlent de fait extrêmement riches et permettent des études variées.

Le bilan de cette édition est donc positif pour tous ; tant les présentations que les discussions informelles ont été très profitables et promettent un bel avenir à un terrain de recherche encore sous-exploité.

Programme :

Vincent Lowy (EA 3402, Université de Strasbourg)4
Feind im Blut et le tournant réaliste du cinéma de Weimar.

Christian Bonah (IRIST, Université de Strasbourg)
Feind im Blut. Traitement de l’information médicale et prise en charge sanitaire au cœur d’un récit.

Thierry Lefebvre (CERILAC, Université Paris 7)
De Feind im Blut à L’ennemi dans le sang, la circulation internationale d’un film.

Emmanuelle Simon (CREM, Université de Metz)
Commentaire.

Joël Danet (Université de Strasbourg)
Feind im Blut et la mise en scène de la ville corruptrice.

Anne Masseran (CREM Nancy, Université de Strasbourg)
Feind im Blut. Mises en scène de la « femme moderne ».

Marion Tendam (Université de Giessen)
Feind im Blut. Walter Ruttmann et les débuts du cinéma sonore et parlant.

Barbara Wurm (Université de Bâle)
Receptions and critics of Feind im Blut in Russia

Anja Laukötter (MPI Geschichte, Berlin)
Walter Ruttmann’s cinematographic visions and concepts of seeing in Feind im Blut.

Notes:
1 Voir par exemple le compte-rendu berlinois à la page <http://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/tagungsberichte/id=2900>.
2 Comme l’ont souligné Christian Bonah et d’autres chercheurs, ce passage n’est évidemment pas généralisé autour des années 1930.
3 Ainsi que l’a précisé la conférencière, les expérimentations liées au sonore remontent en fait aux débuts du cinéma, mais c’est dans les années 1930 qu’on se met d’accord sur différents procédés techniques et brevets, et surtout qu’on diffuse la chose à aussi large échelle puisque ce système va ensuite devenir dominant.
4 Précisons que Jean-Paul Goergen (CineGraph Babelsberg, Berlin), dont la présentation devait précéder celle de Vincent Lowy, n’a pu participer à ces journées.


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