Avant-Propos
À l'occasion du quatre-vingtième anniversaire de sa fondation à Mayence en 1921, et du début des enseignements en 1921/1922, le Centre d'Études Germaniques (CEG) a organisé, le 19 avril 2002, une journée d'études à Strasbourg, sur le thème " Un regard français sur l'Allemagne : le cas du Centre d'Études Germaniques ". Elle a rassemblé des chercheurs de plusieurs disciplines, germanistes, historiens, politologues, et des témoins, tant anciens étudiants (officiers et " civils ") qu'enseignants au Centre.
L'équipe du CEG a donc saisi l'opportunité de cette commémoration pour poser les jalons d'une histoire du CEG, si particulière et trop mal connue . Largement fondée sur l'analyse des archives du Centre conservées par le CEG à Strasbourg, jusque-là encore peu exploitées, cette manifestation scientifique s'est donné pour objectif de retracer le rôle et l'évolution d'une institution située à la croisée de l'histoire politique, culturelle et militaire et de resituer sa fondation dans son contexte politique et culturel.
En effet, au miroir du CEG se recomposent la relation franco-allemande au XXe siècle et un certain regard français sur l'Allemagne. La mission du Centre a profondément varié en fonction de l'état des relations bilatérales (l'occupation de la rive gauche du Rhin, la détente précaire - " l'esprit de Locarno " -, l'observation de la montée du péril national-socialiste, la Seconde Guerre mondiale, l'occupation interalliée, la réconciliation franco-allemande et le triangle franco-germano-allemand après la fracture nationale de 1949). Selon les périodes, cette institution a mis en avant soit sa fonction d'observateur du voisin allemand, soit de médiateur culturel entre la France et l'Allemagne voire les Allemagnes. Il faut se demander dans quelle mesure le CEG a su tirer parti de la conjoncture politique franco-allemande pour développer ses activités et s'il a pu contribuer à une meilleure connaissance et compréhension du voisin allemand.
L'histoire du CEG s'inscrit aussi, à plusieurs égards, dans le cadre de l'histoire culturelle. En tant qu'institution, le Centre occupe une place particulière au sein de l'Université, car il fut conçu à l'origine comme un centre inter-facultés de l'Université de Strasbourg à une époque où la faculté représentait le maillon clé dans l'organisation du système d'enseignement supérieur français. Cette structure, alors unique, reflète la philosophie pluridisciplinaire qui l'animait, que confirme la composition du personnel enseignant intervenant au Centre et les enseignements qui y furent dispensés. À travers ce centre voué aux études germaniques, c'est aussi l'histoire d'une discipline, les études allemandes, que nous pouvons analyser dans une double perspective : quelle a été la place de Strasbourg dans la germanistique française au XXe siècle ? Comment le Centre, destiné à former des experts militaires et civils de l'Allemagne contemporaine, a-t-il conçu la germanistique française ? A-t-il contribué a l'émergence de la " civilisation " dans les études allemandes et pour quels usages ?
Enfin, l'histoire du Centre est liée étroitement, jusqu'au milieu des années soixante au moins, à l'histoire militaire et plus particulièrement à celle de la formation de ces cadres. Plusieurs décennies durant, le CEG a instruit " aux choses de l'Allemagne ", comme on disait alors, les futurs officiers de renseignement (Deuxième Bureau). Le financement et les orientations du Centre (programmes, enseignements, conférences) témoignent de l'influence considérable de l'état-major des Armées sur cette institution strasbourgeoise. Quelles furent les attentes des autorités militaires en matière de formation, de connaissance de l'allemand et de l'Allemagne (avec, en particulier, la question de la connaissance de " l'autre Allemagne " - la RDA - après 1949) ? Quelles sont les raisons qui conduisirent au dépérissement de cette coopération privilégiée vers la fin des années soixante ? La fin de ces années soixante marqua, en effet, le glissement de " l'ère des militaires " vers l'intégration privilégiée, et presque exclusive, du Centre dans le monde de la recherche et de l'Université. Et le CEG des années 1990, laboratoire de recherche associé au CNRS depuis 1968, n'avait plus qu'une lointaine filiation avec le Centre des années 1930, qui se consacrait avant tout à l'information du personnel civil et surtout des officiers sur les réalités du pays ennemi, tout en faisant place au renseignement.
La Revue d'Allemagne qui, éditée par la Société d'études allemandes depuis sa création en 1969, ayant été la vitrine du CEG , a naturellement décidé de publier les " actes " de cette journée d'études. Les six communications publiées dans cette livraison, sans présenter encore une histoire globale du Centre, mettent toutes en évidence cet entrelacs des facteurs politiques, culturels et militaires qui font la richesse et l'originalité du CEG : Alors que l'évolution de cette institution dans l'entre-deux-guerres avait déjà été ébauchée dans les colonnes de cette revue , les trois premiers articles permettent de la resituer dans une perspective plus ample (Hans Manfred Bock rappelle le contexte des relations universitaires franco-allemandes dans l'entre-deux-guerres et Monique Mombert brosse le tableau de la germanistique à Strasbourg pour cette même période), d'affiner l'étude des objectifs du Centre et d'évaluer la réalité du travail accompli grâce à l'analyse des mémoires rédigés par les officiers stagiaires du milieu des années 1920 à 1939, (Christiane Falbisaner-Weeda). Léon Strauss analyse ensuite l'une des périodes les plus douloureuses et les plus méconnues du Centre, celle de son repli, avec l'ensemble de l'Université de Strasbourg, à Clermont-Ferrand, de 1939 à 1945/46. Les deux dernières communications traitent de l'après-guerre, l'une dans une optique institutionnelle, met l'accent sur la coopération avec les militaires (Corine Defrance), l'autre, dans une perspective politique et disciplinaire, analyse les relations réciproques ambiguës entre le CEG et la RDA jusqu'à la fin des années 1970 (Ulrich Pfeil).
Ces contributions sont accompagnées de trois témoignages. Louis Calibre livre ses souvenirs d'ancien étudiant de la promotion de 1948/49. Alors en poste au service " intérieur et culte " de la délégation du gouvernement militaire français à Mayence, il fut détaché pour un an au CEG à titre de " stagiaire civil ". Denis Goeldel évoque ses souvenirs de jeune enseignant germaniste au CEG à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix.
Mais l'intérêt de la journée d'études du 19 avril ne se limite pas au seul bilan des connaissances proposé par les chercheurs ou à l'apport des témoignages. De nombreuses pistes de recherches ont été explorées, promesses de nouveaux travaux à venir. Il serait ainsi souhaitable d'engager une étude prosopographique des anciens étudiants du Centre depuis les années 1930 ; il faudrait également approfondir la connaissance que nous pouvons avoir de l'histoire du CEG dans les années 1960, alors que l'histoire des décennies les plus récentes reste encore à écrire.
Après la disparition du CEG, la tâche qui semble maintenant devoir se dessiner consiste d'abord à tenter d'assurer la survie de la Revue d'Allemagne et des Pays de langue allemande, tout en favorisant, à terme, la reconstitution d'une équipe de recherche pluridisciplinaire et inter-universitaire sur l'Allemagne et le monde germanique. Et il serait souhaitable que ce pôle de compétences et d'excellence puisse être hébergé, dans les années à venir, dans la Maison inter-universitaire des Sciences de l'Homme d'Alsace, servant aussi de " gisement de matière grise " à la Revue d'Allemagne.